Nous fêtons cette année les 50 ans du premier brevet de la carte à mémoire, déposé par Roland Moreno le 25 mars 1974, ce qui donne lieu à force articles dans la presse et discussions sur les réseaux sociaux, sur les mérites respectifs des divers acteurs du développement de cette solution technique, et quelques raccourcis, sur les conditions de son succès, qui méritent quelques précisions historiques.
D’abord, si effectivement Roland Moreno a eu le premier l’intuition de la carte à mémoire, avec son premier brevet, comme Michel Ange qui a le premier conçu le parachute ou le moyen pour un homme de voler, il n’a eu de cesse ensuite que de vouloir en faire une invention industrielle, avec sa société industrielle, Innovatron, comme Edison l’avait fait en son temps avec General Electric, et il n’a eu de cesse que d’améliorer la sécurité de son invention, pour répondre aux nombreuses critiques qui lui étaient faites.
Parallèlement, et dès les années 1975, la société Honeywell Bull dépose un premier brevet pour une carte à mémoire portative avec des circuits intégrés, et dès 1977, un brevet pour une carte bi-puces, dite Bull CP8, incluant une mémoire et un microprocesseur de chez Motorola, puis un second brevet, en regroupant les deux dispositifs sur une seule puce. C’est là, que le nom de Michel Ugon, qui est à l’origine de ces brevets, apparait, et que pour beaucoup, il est l’inventeur de la carte à puce moderne.
Et c’est au même moment, que le nom de Marc Lassus apparait également pour la première fois, comme directeur d’une unité de fabrication de circuits intégrés Chez Motorola : il réalise dès 1979, des prototypes de cartes à puce. Il fondera 9 ans plus tard la société Gemplus. Marc Lassus a aussi fait lui beaucoup pour la mise en place d’une logique industrielle.
Et dès 1978, se constitue le premier groupement d’intérêt économique pour l’expérimentation de la carte à mémoire, intitulé GIE Carte à Mémoire et regroupant notamment dix banques françaises, pour expérimenter, puis fabriquer et distribuer des cartes de paiement à puce. Et ce GIE lance en 1981 trois expérimentations de la carte à puce restées célèbres : celles de Blois, avec SOLAIC (future filiale de SLIGOS), celle de Caen avec Philips et celle de Lyon, avec Schlumberger, trois fabricants et personnalisateurs de cartes de paiement. Ces trois expérimentations essaient de répondre à la question de la sécurité des transactions (avec ou sans puce), de la capacité de la puce à répondre aux attentes du secteur bancaire, … Elles permettent de retenir une puce avec des zones mémoires, en nombre limité, qui est utilisée ensuite pour la télécarte téléphonique, en 1984.
Mais, tout cela n’a pas fait immédiatement réussir une carte bancaire à puce. Car la télécarte ne permettait pas de répondre aux attentes bancaires, et il faut attendre la création du GIE des cartes bancaires pour que l’idée reprenne forme.
Le Groupement des cartes bancaires est né en 1984, à l’initiative du Ministre de l’Economie et des Finances, M. Bérégovoy, au moment où les banques françaises étaient nationalisées. Et en 1986, dans son schéma directeur, il inclut de nombreux projets dont celui d’un réseau d’autorisation, d’un système de compensation de transactions par carte, et même un projet de carte de paiement à puce, voire d’un projet de système de paiement par carte européen.
Mais ce projet de carte de paiement à puce échoue à la fois pour des raisons de sécurité de la puce, mais aussi pour des raisons de taille de la zone mémoire, non réinscriptible, et il faut attendre l’apparition d’une carte à puce disposant d’une zone mémoire réinscriptible, pour pouvoir relancer le projet, ce qui ne prend forme que vers la fin des années 80.
Parallèlement, en 1989, après privatisation des banques françaises, entre 1986 et 1989, le Groupement des cartes bancaires lance une opération double visant :
- À regrouper toutes les organisations interbancaires intervenant dans le domaine de la carte, Carte Bleue, Eurocard France et Cartes bancaires, dans une seule organisation
- À unifier le dispositif national.
Cette opération appelé « Harmonisation des organisations monétiques françaises », a été lancée par le nouvel administrateur du Groupement des cartes bancaires, Max Auriol, et j’ai eu l’honneur de la conduire.
Et après cette réorganisation, la mission qui m’a été confiée a été de relancer ce projet de carte bancaire à puce, et il est apparu que ce projet ne pouvait réussir qu’avec une puce réinscriptible, la B0’, et avec un modèle économique viable. Or, les équipes techniques étaient très prudentes avec les échecs précédents, et sceptiques sur la sécurité de la B0’ et donc préféraient attendre une nouvelle génération, la B0’’, soit deux ans de plus. Et de plus, le modèle économique n’était pas viable.
Sur le plan technique, après une investigation approfondie que j’ai conduite auprès des équipes techniques, il est apparu que les craintes étaient bien trop exagérées, et que le risque pouvait en être pris. D’ailleurs, il était clair que tout nouveau report se traduirait par un abandon du projet, qui durait déjà depuis plus de dix ans. Il a fallu en convaincre l’équipe technique, et ce ne fut pas simple. Face à ses arguments, j’ai fait remarquer que soit les carences étaient jugées trop fortes, et il fallait alors abandonner le projet, soit elles n’étaient pas rédhibitoires, ce qui était mon avis, et il fallait éviter de mettre en cause sa viabilité. Après consultation de l’administrateur, Max Auriol, et avis positif des Directeurs Informatique et Organisation bancaires (qui pilotaient le projet pour leurs établissements), l’un d’entre eux s’est chargé de l’expliquer à l’équipe technique. La suite nous a montré que nous avions fait le bon choix.
Sur le plan économique, la carte à puce (avec une piste en sus pour les opérations internationales et le back-up) revenait à 45 Francs français (soit de l’ordre de 7 €), alors que la carte à piste seule, alors en vigueur, ressortait à 6 Francs (soit un peu moins d’un euro). J’ai donc engagé une négociation avec les trois grands personnalisateurs du moment, Bull CP8, TRT-Philips et Schlumberger pour faire baisser le prix de la carte. Avec un argument clé : au prix d’aujourd’hui, donc avec un coefficient multiplicateur de 7, le projet serait abandonné. Les fournisseurs ont demandé quel était le prix acceptable, et il n’y en avait pas eu de fixé. Il a donc fallu rediscuter du prix de revient. Et après une négociation féroce, sur toutes les composantes du prix (volume de commandes, transport, personnalisation, …), le prix en avait été ramené de 45 à 24 FF (soit environ 4 €), donc avec une baisse de plus de 40%, mais toujours 4 fois le prix de la carte à piste, ce qui paraissait encore cher, mais jouable. Cependant, Max Auriol, Administrateur du groupement, a fait remarquer qu’avec la puce, la nécessité de refaire les cartes tous les ans, pour garantir leur fonctionnement, disparaissait, et avec une carte conservée sur deux ans, le prix de revient annuel de la carte ressortait à 12 FF, soit encore le double de la carte à piste, mais en incluant la puce et la piste. Donc, le passage à la puce revenait à un surcoût annuel de 6 FF …
L’affaire était gagnée, et les banques se sont empressées d’adopter la proposition du Groupement des cartes bancaires de lancement du projet.
Ce qui n’a pas été une affaire simple, mais c’est une autre histoire, que je raconterai peut-être une autre fois.