France Payments Forum – Plénière du 23 mai 2024
Synthèse de l’intervention de Jean-Baptiste Bernard[1]
Chef du bureau « service bancaires et moyens de paiement » (DG Trésor)
Positionnement et missions du bureau « services bancaires et moyens de paiement »
Le bureau « service bancaires et moyens de paiement » fait partie du service du financement de l’économie et de la sous-direction des banques de la DG Trésor. Il s’occupe de réglementer (a) les relations des banques avec leurs clients au sens large (consumérisme bancaire) et (b) le secteur des paiements.
S’agissant du secteur des paiements, nous couvrons des pièces de monnaie à l’euro numérique et aux cryptos en passant par tous les moyens de paiement. Nous assurons la tutelle de la Monnaie de Paris, nous sommes actionnaires et censeur de la Banque de France, et nous sommes à la table des négociations sur le paquet législatif « paiements » et l’euro numérique.
Parcours personnel
J’étais jusque récemment en poste à Bruxelles, à la DG FISMA de la Commission pour la négociation du Brexit. Ensuite, pendant la présidence française je couvrais les sujets consumérisme bancaire et paiements (qui n’étaient pas encore ce qu’ils ont devenus aujourd’hui, avec les textes qui sont sur la table actuellement.
Rapport d’étonnement sous forme de trois paradoxes apparents
Six mois après ma prise de fonction à la tête du bureau services bancaires et moyens de paiement, je voudrais partager avec vous mon « rapport d’étonnement » sous la forme de trois paradoxes apparents.
Premier paradoxe : l’innovation la plus visible par les consommateurs ne vient pas toujours des acteurs historiques du paiement mais souvent de nouveaux acteurs, qui pénètrent le cœur de la relation entre le client et la banque via l’acte de paiement pour éventuellement entrer ensuite plus profondément dans la relation bancaire (cf. exemple récent de Lydia, qui veut devenir une banque).
Deuxième paradoxe : ces innovations sur les paiements tendent à rendre l’acte de paiement plus invisible ou indolore. C’est souvent peu perceptible par nos concitoyens. Ayant été sensibilisé depuis six mois à vérifier que ma carte est bien cobadgée, je suis ravi de voir les publicités de CB pour le « Pay in France ».
Troisième paradoxe : le marché européen est fragmenté, avec des systèmes nationaux efficients mais qui conduisent à privilégier des solutions extra-européennes pour les paiements intra-européens. À l’époque de la négociation du Brexit, je m’occupais également des États candidats à l’accession européenne. Un de ces pays candidats avait un système de paiement national très efficient et la Commission leur demandait de s’ouvrir à la concurrence, y compris extra-européennes. Et ce candidat nous soulignait le paradoxe d’avoir d’un côté à négocier le Brexit et dans le même temps d’imposer d’ouvrir les marchés nationaux à la concurrence d’acteurs anglo-saxons »
Un moment important, pour trois raisons
Première raison
C’est dès aujourd’hui que la nouvelle Commission européenne se prépare, car les services de la Commission sont en train de préparer leur « état de l’Union » à l’intention des futurs commissaires, en indiquant les dossiers qu’ils veulent privilégier dans le programme de travail de la prochaine Commission. Dans cet esprit, l’ambition du gouvernement français est que la réglementation financière soit pensée dans une perspective industrielle et d’autonomie stratégique.
Nous invitons donc la prochaine Commission à travailler sur une nouvelle Retail Payments Strategy, autour de quatre axes stratégiques :
- Soutenir le développement de champions européens,
- Réduire la fragmentation du marché intérieur,
- Favoriser l’innovation et renforcer l’environnement concurrentiel,
- Évoquer les paiements de gros.
La déclinaison pratique de ces quatre axes stratégiques signifie notamment :
- S’intéresser aussi à des acteurs qui ne sont aujourd’hui pas régulés,
- Voir comment soutenir les solutions européennes qui se développent,
- Approfondir la question des frais d’interchange (cf. article Les Echos du 9 mai[1]).
Deuxième raison
Nous sommes en train de définir la (troisième) stratégie nationale des moyens de paiement, pour la période 2025-2030. La proposition élaborée par le co-secrétariat du CNMP (BDF/DGT) sera discutée lors de la prochaine réunion du CNMP, l’objectif étant qu’elle puisse être publiée à l’issue de la réunion du CNMP d’octobre 2024, afin de pouvoir être portée au niveau européen au moment où les nouveaux Commissaires commenceront à travailler.
Sur cette stratégie nationale 2025-2030, nous avons trois axes :
- Anticiper et innover : paiements instantanés, facilitation du parcours de paiement, nouveaux cas d’usage, nouvelles formes de monnaie (cryptos…).
- Confiance et soutenabilité : empreinte carbone des paiements de détail, accessibilité et sécurité des moyens de paiement, robustesse et résilience des filières de paiement.
- Attractivité et souveraineté : renforcement de l’autonomie stratégique du secteur des paiements, euro numérique, renforcement de l’écosystème SEPA, cohérence des services de paiement européens, et aussi bien sûr, assurer le rayonnement de la Place française.
Troisième raison
Au niveau international, nous avons travaillé avec la présidence italienne du G7 afin d’inclure dans le communiqué du G7 finances (qui se réunit en ce moment) un paragraphe[2] sur les paiements transfrontaliers pour rappeler l’importance de développer des solutions d’interopérabilité, dans le respect des règles du GAFI et dans le contexte de l’émergence des CBDCs au niveau international.
Conclusion
Sur tout ceci, nous travaillons à ce que le secteur des paiements soit porté au cœur de la stratégie européenne, nationale et internationale.
Merci de votre attention.
Q/R
Hervé Sitruk
Au niveau européen, l’enjeu est de parachever ce qui a été commencé en 2002. Pour avancer, il faut des arbitrages : dans certains domaines, le marché sait faire et l’a montré, mais dans d’autres domaines tels que la normalisation européenne, il faut qu’à un moment donné quelqu’un « siffle la fin de la partie ».
Il faut revoir la gouvernance des paiements au niveau européen pour inclure l’ensemble des acteurs. En effet, dans les paiements il y a des banques et des non-banques, mais aussi des acteurs tiers (Bigtechs et opérateurs de télécom). Il faut que tous ces acteurs soient supervisés avec des règles équivalentes pour éviter une distorsion de concurrence.
Il faut vraiment s’interroger sur l’euro numérique et donner la priorité à la MNBC de gros pour laisser à EPI le temps de se déployer. Il est certes inéluctable qu’un jour ou l’autre les pouvoirs publics veuillent remplacer le cash par du digital, mais est-ce la priorité aujourd’hui ?
Enfin, comment faire pour que l’innovation bénéficie de soutiens économiques ?
Jean-Baptiste Bernard
C’est bien la question : comment la Commission européenne, qui a l’habitude de réglementer, peut-elle faire évoluer vers un soutien industriel ? En 2021, la question d’un soutien à EPI avait été posée. Nous avions apporté un soutien politique avec notamment une déclaration des ministres de l’ECOFIN. On se souvient qu’à cette époque, la Commission prévoyait de revoir le règlement sur les frais d’interchange (IFR) pour baisser les interchanges sur la carte, ce qui n’aurait rien arrangé…
En quoi une politique industrielle pourrait-elle consister ? Créer un fonds du type Next generation EU pour aider par exemple les commerçants à s’équiper de QR codes (technologie privilégiée par EPI) afin de faciliter le déploiement d’EPI et son adoption? Favoriser un réseau 4G qui permettrait d’utiliser à tout moment son smartphone comme support de paiement ? Des actions « transversales » de ce genre pourraient peut-être bénéficier au développement industriel de solutions pan-européennes.
Tels sont les points sur lesquels nous essayons de réfléchir. Au sein de la Commission, certaines personnes (que vous connaissez bien) sont prêtes à conjuguer un objectif de réglementation et un objectif industriel.
Hervé Sitruk
Sur l’euro numérique, êtes-vous d’accord pour dire que :
- Il faut laisser 4 ou 5 ans à EPI pour se déployer avec une chance de réussir
- Les standards mis en place par la BCE devraient être conformes aux standards que les banques déploient déjà notamment pour les wallets,
- La priorité doit être donnée à l’euro numérique de gros, sur lequel il y a une urgence.
Jean-Baptiste Bernard
L’euro numérique doit s’articuler avec EPI. L’euro numérique répond à un objectif d’autonomie stratégique. Nous appelons la BCE et la Banque de France à accélérer sur le wholesale car les cas d’usage du wholesale sont bien présents et si on n’y répond pas avec un euro numérique, ce seront d’autres acteurs (privés et/ou publics) qui s’en chargeront et l’Europe sera balayée.
Nous sommes en cours de négociation sur l’euro numérique de détail, mais il n’est pas sûr que nous atterrirons d’ici la fin de l’année et ceci pour deux raisons :
- Nous allons enchaîner trois présidences de pays non-euro (la Hongrie, la Pologne puis le Danemark) sans que l’on sache quel degré de priorité ces Etats-membres souhaitent attacher au dossier.
- Il reste beaucoup de sujets « techniques » sur lesquels la Commission et la BCE doivent nous revenir : la privacy, les plafonds de détention, l’online/offline, des questions juridiques sur la nature de l’euro numérique (est-ce une monnaie ou un moyen de paiement ? Est-ce une créance sur la banque centrale…).
Et lorsque le règlement sur l’euro numérique aura été finalisé, la BCE ne va pas émettre un euro numérique du jour en lendemain. Pour que l’euro numérique soit accepté partout, il y aura besoin d’un temps d’adaptation pour les acteurs, notamment les commerçants.
Autrement dit, l’euro numérique de détail est absolument nécessaire en termes d’autonomie stratégique et de souveraineté, mais il n’est pas pour tout de suite et dans l’intervalle EPI aura toute la place pour se développer. La question est alors : faut-il dès à présent travailler à l’interopérabilité entre EPI et l’euro numérique?
Nicolas de Sèze
Je voudrais rebondir sur ce qu’ont dit Jean-Baptiste et Hervé à propos de l’euro numérique et de la priorité à donner à l’euro numérique de gros. Dans le cadre du BIS Innovation Summit organisé les 6 et 7 mai par la BRI, il y avait une table ronde[3] sur le thème « The road ahead for retail versus wholesale CBDCs », à laquelle participait notamment Fabio Panetta, gouverneur de la Banque d’Italie et président du CPMI (le comité d’experts des banques centrales du G20 sur les paiements et infrastructures de marché). Fabio Panetta a souligné que le centre de gravité des travaux des banques centrales sur les MNBC est en train de se déplacer du retail vers le wholesale[4].
Hervé Sitruk
Deux remarques :
Pour la stratégie nationale 2025-2030, nous avons suggéré trois logiques:
- Que peut faire la France pour contribuer à la mise en œuvre des orientations européennes en faveur de la défragmentation?
- Dans un certain nombre de domaines, la France est à l’excellence, avec des expertises et savoir-faire qui ont une vocation européenne, mais pour ne pas apparaître comme ceux qui veulent imposer, nous nous tenons parfois en retrait.
- Et puis il y a des questions domestiques telles que le chèque ou l’identité numérique, sur lesquelles les acteurs de marché ont besoin de visibilité pour pouvoir s’organiser.
Sur la consolidation bancaire : aux États-Unis, le gouvernement incite les banques américaines de taille moyennes à la consolidation pour faire face aux investissement requis par le digital. C’est dans cet esprit que s’inscrit le récent rapprochement entre Capital One (spécialiste de crédit à la consommation) et Discover (spécialiste de la carte de débit).
En Europe il y a d’autres formes que la consolidation, mais le digital sera un vecteur important et il est essentiel que se développent des formes de coopération.
Jean-Baptiste Bernard
Sur votre question « Que peut faire la France ? » : il s’agit bien du cœur de la stratégie nationale 2025-2030, en particulier les axes « souveraineté et attractivité » et « anticiper et innover ».
Sur le digital, nous devons travailler à mieux anticiper les impacts des réglementations numériques. Par exemple le sujet des puces NFC a été abordé dans le Digital Market Act (DMA), et il a un impact énorme sur la façon dont les gens vont payer avec leur smartphone.
Stéphane Mouy
Dans le cadre de la mise en œuvre du règlement eIDAS, il y a un cas d’usage « paiement » sur les portefeuilles d’identité numérique, mais le gouvernement français n’a pas voulu s’y intéresser. Comment expliquer ce paradoxe?
Jean-Baptiste Bernard
Sur le volet eIDAS, il est vrai que nous avons été moins sollicités, mais nous sommes preneurs d’un échange.
Charles de Maleville
On parle beaucoup d’autonomie stratégique, mais l’Europe des paiements existe-t-elle vraiment? Demain, le paiement sera un paiement mobile, mais aujourd’hui il n’y a pas de solution européenne de paiement mobile. Comment mettre en œuvre une véritable autonomie stratégique qui aille au-delà des mots?
Jean-Baptiste Bernard
Nous avons des acteurs qui sont en train de se créer et de se structurer au niveau européen. EPI a la capacité à s’adresser au marché européen tout entier avec des solutions fluides de paiement. La question est plutôt, comme évoqué plus haut : comment pouvons-nous soutenir des initiatives européennes ?
Benoit Ouinas
Des acteurs internationaux souhaitent se positionner sur l’authentification des porteurs à la place des banques, ramenant ainsi les banques à un rôle des gestionnaires de comptes ou de distributeurs de moyens de paiement internationaux. Avez-vous une visibilité sur ces initiatives?
Jean-Baptiste Bernard
Nous ne sommes pas forcément au courant de toutes les initiatives, mais nous sommes vigilants. Si vous avez des éléments donnant à penser que ces initiatives pourraient avoir un impact sur le secteur bancaire européen et français, n’hésitez pas à nous les signaler et nous verrons comment travailler ensemble.
Hervé Sitruk
Merci beaucoup.
***
[1] Voir en annexe 1 le CV de Jean-Baptiste Bernard
Annexe : CV de Jean-Baptiste Bernard
Annexe 1
CV de Jean-Baptiste Bernard
- Ancien élève de l’École Polytechnique (2007), administrateur hors-classe de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), titulaire d’un Master 2 en analyse des politiques économiques, Jean-Baptiste Bernard fut assistant de recherche à l’Université d’Oxford, puis chargé d’études économiques à l’Insee (2012-2015), étant parallèlement maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris, et maître de conférences à l’École Polytechnique (2014-2017).
- Adjoint au chef du bureau du diagnostic et des prévisions à l’international (2015-2017), puis adjoint au chef du bureau de l’épargne et des marchés financiers de la direction générale du Trésor (2017-2020), où il assurait également le Secrétariat Général du comité du label ISR – Investissement Socialement Responsable – ainsi que la coordination de l’examen parlementaire de la loi PACTE.
- Il a ensuite participé à la négociation du Brexit pour la Commission européenne de janvier 2020 à juillet 2021. De juillet 2021 à aout 2022, il a rejoint la représentation permanente de la France auprès de l’UE en tant que conseiller financier dans le cadre de la Présidence Française du Conseil de l’UE. Il a notamment présidé les groupes de travail relatifs à la protection du consommateur et à la transparence des marchés des capitaux européens.
- En septembre 2022, il est nommé chef du Bureau de l’économie sociale et solidaire (ESS) et de l’investissement à impact de la DG Trésor où il a mené un bilan de la loi Hamon de 2014 et développé les outils de financement adaptés aux structures de l’ESS (contrats à impact, finance solidaire).
- En novembre 2023, il est nommé chef du Bureau des services bancaires et des moyens de paiement à la DG Trésor où il supervise la transposition des textes européens relatifs aux crédits à la consommation et aux cryptoactifs ainsi que les négociations européennes en cours sur les services de paiement et la mise en place d’un euro numérique.
[1] La France veut limiter l’envolée des frais de paiement par carte | Les Echos
[2] Cf. Paragraphe 12 du communiqué du G7 finances stresa-communique-25-may-2024.pdf (europa.eu)
[3] Lien vers la vidéo de cette table ronde (21) 3 High level Panel – The future of CBDCs – YouTube
[4] « The CBDC survey shows that central banks are increasing their attention to wholesale CBDCs. We see a sharp increase in the number of wholesale experiments. Moreover, the likelihood for central banks to issue a CBDC within the next six years is now higher for wholesale than for retail CBDC ».