Découvrez la Tribune d’Hervé Sitruk, publiée dans l’AGEFI le 15 octobre 2024.
Un tel euro numérique viendrait en complément des espèces et des dépôts de banque centrale de gros »[1]. Il s’agissait donc d’émettre une nouvelle forme de monnaie.
Cette proposition a enflammé la presse financière, et certains y ont vu une volonté de la Banque centrale de disposer d’un instrument pour autoriser « l’ouverture de comptes de particuliers auprès de la Banque centrale ». Avec, en sous-jacents, des arrières pensées, à savoir pour les uns, de pratiquer, une politique d’ « helicopter money », pour d’autres une politique de « narrow money », une sorte de monnaie « sans risque », pour d’autre encore un moyen de sauvegarde du seigneuriage, menacé par le développement de la numérisation des monnaies scripturales bancaires et des monnaie électroniques, et enfin pour les derniers, pour « préserver le rôle prédominant de la monnaie régalienne face aux cryptomonnaies et monnaies digitales privées ». Et pour conclure, qu’il s’agissait d’une « mauvaise idée sur le plan économique ouvrant la boîte de Pandore des manipulations du plafond, de la rémunération, des usages possibles, bref du populisme monétaire ». Quatre ans après, beaucoup de ces scénarios se sont révélés sans fondement, au moins à ce stade.
A contrario, nous avions fortement soutenu ce projet, que nous appelions de nos vœux, face à la menace certaine et forte du projet Diem, donc d’émission d’un stablecoin à vocation mondiale, ou de monnaies numériques de zones monétaires étrangères, qui remettraient en cause et la souveraineté monétaire européenne et les systèmes de paiement existants en Europe. Le règlement MiCA et l’action du FSB du G20 et de la BRI ont considérablement diminué ce second risque, sans toutefois l’éliminer.
Aujourd’hui, quatre ans plus tard, ce projet a pris une tournure, plus précise et, en même temps, plus prosaïque, beaucoup plus technique, avec le lancement en juillet 2021 par la BCE d’un projet d’une monnaie de détail pour des transactions courantes de paiement de particuliers, qui reste le projet prioritaire de la BCE, avec en toile de fond plusieurs débats stratégiques, règlementaires et techniques, et de l’autre, d’expérimentations relatives à l’émission d’une éventuelle monnaie numérique pour les transactions de gros, fortement promue par la Banque de France, et qui n’a pas encore pris la forme d’un projet éventuel.
La question du lancement d’un euro numérique de détail soulève toujours des questions tout aussi majeures que les précédentes, alors qu’un objectif calendaire se dessine pour le déploiement pour 2027 ou 2028, soit dans trois ou quatre ans encore. Et pour nous, la question de son opportunité, de ses objectifs, et de ses solutions, qui paraissent questionnables.
D’abord, hors l’enjeu de souveraineté, lié à la menace internationale publique ou privée, évoquée plus haut, ou celui à très long terme du remplacement des espèces, qui reste inéluctable même s’ils sont confortés par les projets de règlementation sur le cours légal de l’euro et son acceptation obligatoire en Europe, l’apport d’un euro numérique de détail en termes de services de paiement à court ou moyen terme en Europe n’a pas été démontré. Même plus, dans les cinq prochaines années, une émission d’une telle monnaie et d’instruments de paiement support, serait totalement inopportune et viendrait en concurrence directe avec l’offre du marché existante ou en cours de déploiement comme Wero, sans apport supplémentaire, et en concurrence avec les investissements exigés par l’unification et la sécurisation du marché européen des paiements, notamment avec les nouvelles réglementations européennes sur les paiements déjà adoptées ou en cours d’examen au Parlement européen. Et elle ne dynamiserait pas le marché européen de la tokenisation et des cryptopaiements, ni n’offrirait de perspective réelle de suppression de la fragmentation européenne.
Dans mon rapport de 1994, donc vieux de 30 ans déjà, sur les Organisations interbancaires dans le domaine des moyens et systèmes de paiement en Europe, réalisé pour le compte des Banques centrales européennes, je concluais que « L’Europe reste un patchwork de systèmes de paiement, et l’ecu n’y changera rien », et aujourd’hui j’ajouterais, « l’euro n’y a rien changé, plus de 20 ans après son lancement, et l’euro numérique n’y changera rien ». Pour réduire cette fragmentation, il faut s’attaquer à deux citadelles : la volonté des Etats européens (et parfois des banques domestiques) de protéger leurs banques domestiques, en bloquant la consolidation bancaire, et de leurs systèmes de paiement nationaux, et le maintien en Europe d’une compétition entre systèmes domestiques, au lieu et place d’une compétition entre banques, avec des infrastructures communes de paiement. Le projet Wero en est une illustration majeure, avec la compétition maintenue avec les systèmes des 3 pays du sud de l’Europe (Espagne, Italie, Portugal), celui du nord de l’Europe, voire certains dispositifs allemands.
Enfin, l’émission d’une telle monnaie soulève des questions majeures d’une part sur les rôles respectifs des États et des banques centrales en Europe, dans l’émission d’une nouvelle monnaie (hors volet technique), et d’autre part, des banques commerciales et des banques centrales dans les paiements courants, malgré les assurances répétées de ces dernières.
Notons enfin, que l’euro numérique de détail s’appuiera sur les technologies numériques « traditionnelles » et non sur les DLT et les blockchains, et ne créera aucune dynamique nouvelle sur le marché des paiements électroniques. De plus, le coût estimé du projet est estimé par la BCE autour d’un milliard d’euro pour la mise en place d’une infrastructure idoine à la BCE.
Donc, la question n’est pas celle d’un euro numérique de détail, qui verra certainement le jour dans la prochaine décennie, mais celle d’une part des priorités et celle de la création d’un consensus avec tous les acteurs concernés, et notamment les banques et les entreprises, qui y sont très réticentes pour le moment.
Pour l’euro numérique de gros, dont la nécessité a été promue par la Banque de France, des expérimentations ont été menées, à partir de plusieurs scénarios envisagés, traditionnels notamment la Trigger solution proposée par la Bundesbank , qui revient à faire revenir le flux dans Target pour disposer d’une position unique de trésorerie pour les banques, et la proposition de la Banque de France de s’appuyer sur les DLT et les blockchains, pour avoir un process unique de règlement des transactions sur actifs numériques, tout en assurant une position unique de trésorerie bancaire. La fin des expérimentations est programmée pour la fin novembre de cette année, et la décision de lancement d’un éventuel projet devrait être pris au printemps suivant au Conseil des gouverneurs de la BCE.
De façon générale, un euro numérique de gros serait, a contrario de l’euro numérique de détail, plus utile et plus consensuel à court terme, à la fois en répondant aux besoins du marché pour le règlement de transactions sur actifs numériques ou pour les transactions internationales. Et elle permettrait outre de simplifier la gestion des Trésoriers bancaires, et si la technologie des DLT était retenue, d’ouvrir et soutenir le marché de la tokenisation des paiements, de favoriser l’émission des Deposit Tokens bancaires, et d’ouvrir la voie au développement des crytptopaiements.
Comme l’a souligné Denis BEAU, Premier Sous-Gouverneur de la Banque de France, lors de la d’une conférence organisée le 26 août dernier par la Reserve Bank of India, « In the financial sector, the emergence of crypto-assets has paved the way for the tokenisation of finance. It allows the issuing, recording and exchange of financial assets in the form of digital tokens on DLT such as blockchain. Such tokenisation has the potential to drive deep changes in the way our financial system works. These potential changes present opportunities for market participants and the general public, as they could bring greater simplicity, transparency, effectiveness and speed while also lowering transaction costs of financial transactions”[2].
L’enjeu stratégique est donc celui de la place de l’Europe dans le nouveau marché des cryptoactif et les cryptopaiements alors que les États-Unis et la Chine se battent pour conquérir ce marché et que Londres veut devenir le Hub mondial des cryptoactifs.
Alors que l’Europe va voir se succéder trois présidences de pays hors zone euro, l’adoption d’une réglementation européenne sur l’émission d’un euro numérique de détail, proposée en juin 2023 par l’ancienne Commission européenne, semble désormais reportée.
Du côté de l’Eurosystème et principalement de la BCE, les travaux se poursuivent pourtant très activement, avec moult détails techniques et fonctionnels, et de très nombreuses publications et communications. Mais il manque toujours un schéma d’ensemble de mise en œuvre de l’euro numérique, comme celui qui a prévalu à l’émission de l’euro, avec le scénario de Madrid de décembre 1995, que j’ai eu l’honneur de proposer à la Commission européenne. Il manque aussi une règlementation claire pour éviter une concurrence inutile entre monnaie numérique centrale et monnaie numérique commerciale, et une claire répartition des responsabilités entre les régulateurs et les opérateurs que sont les banques centrales. L’année 2025 sera, on l’espère propice à ces clarifications majeures.
[1] Cf. Rapport sur un euro numérique (europa.eu)
[2] Cf. Global Conference on « Digital Public lnfrastructure (DPl) and Emerging Technologies », Reserve Bank of India, August 26, 2024 https://www.banque-france.fr/en/governors-interventions/emerging-technologies-financial-services-opportunities-and-challenges