France Payments Forum – Plénière du 25 juin 2024
Synthèse de l’intervention d’Arnaud Montebourg
Ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique, Entrepreneur, fondateur des Équipes du Made in France
« La souveraineté numérique de l’Europe »
Arnaud Montebourg
La question de la Souveraineté numérique européenne n’est pas nouvelle, mais elle devient de jour en jour très problématique.
Historiquement, je suis l’auteur au nom du gouvernement français, d’une plainte déposée il y a une dix ans contre Google et j’ai quelques souvenirs de la façon dont la Commission européenne avait traité l’affaire à l’époque : « mieux vaut un bon arrangement qu’un mauvais procès » m’avait répondu le Commissaire à la Concurrence de l’époque. On considérait alors qu’on pouvait s’arranger avec les GAFAM sur la question des algorithmes. Mais aujourd’hui, moi qui suis un petit entrepreneur de plusieurs PME qui vendent sur Internet, je sais que mon patron est Google, puisque c’est l’algorithme qui décide si je suis bien ou pas, si je suis « bancable » ou pas, si j’arrive à vendre ou pas. Ces prises de positions dominantes et abusives ont donc été acceptées et largement tolérées depuis de nombreuses années. Aujourd’hui, nous devons nous réveiller et enfin réagir. La question de la souveraineté numérique, c’est l’histoire de l’acceptation d’une dépendance, et d’une forme d’aveuglement ou de faiblesse dont il faudrait tirer les justes leçons pour éviter qu’elle se prolonge.
Un jour j’ai rencontré Jean-Baptiste Rudelle, le créateur de Criteo (une très belle entreprise), et il m’avait dit : « il y a une autre voie possible, puisque la Commission européenne a des pouvoirs propres d’intervention sur les marchés ». Elle peut parfaitement décider que « on n’empêchera Google de dépasser 50% de parts de marché en Union Européenne sur telle et telle activité, notamment le moteur de recherche », et vous auriez immédiatement un grand nombre de startups qui se seraient engouffrées dans la brèche, les ingénieurs partis dans la Silicon Valley seraient revenus et nous aurions eu des moteurs de recherche, comme c’est le cas en dehors du territoire américain et européen. Il y a même des pays où Google est banni. Donc on peut le faire, mais nous n’avons pas eu la lucidité et l’intelligence de le faire.
La conséquence est que maintenant, Amazon, Microsoft et Google Cloud sont devenus ce que certains appellent des hyperscalers, c’est-à-dire qu’ils disposent à la fois de nos données, « l’or numérique » c’est-à-dire la matière première qui permet d’acquérir des parts de marché, d’augmenter la puissance, de rendre des services totalement adaptés et personnalisés, et donc d’augmenter encore les parts de marché existantes.
Quand vous arrivez sur le marché financier de la banque, qui est archi-réglementé, ces hyperscalers sont en position de domination immédiate et capables de jouer dans tous les compartiments du jeu. Celui qui tient désormais le cloud dispose de la puissance de calcul et de stockage.
Du fait de cette situation, je vois trois risques de domination sur notre activité économique.
- Le risque géostratégique : Je rappelle que quand nous avons eu un désaccord avec les américains sur la guerre en Irak, ils nous ont bloqué nos catapultes sur nos porte-avions, qui étaient une pièce stratégique d’envoi de nos aéronefs. Qui tient le cloud provider peut donc tenir les États, puisque nous avons accepté que nos administrations civiles et militaires travaillent en toute liberté avec les grands détenteurs de la puissance cloud.
- Le risque économique : Nous avons donné le pouvoir à ceux qui ont un quasi-monopole, qui fixent les prix et peuvent décider d’augmenter leur rémunération à leur convenance.
- Le risque juridique : Je rappelle que les révélations de d’Edward Snowden ont montré qu’en 2013, 75 millions de conversations et de mails avaient été « écoutés » par la NSA et utilisés à des fins de prédation économique. L’affaire Alstom est née de ces divulgations. Toutes les affaires d’extraterritorialité du droit américain sont parties de l’utilisation du droit américain et des systèmes de renseignement qui « pompent » des données auprès d’acteurs économiques qui sont sous juridiction américaine. Ceci sans mandat judiciaire et sans prévenance.
Nous sommes donc en situation de risque global.
L’Union européenne a la réglementation. Mais chaque fois qu’elle a utilisé sa réglementation comme arme, elle l’a utilisée surtout contre nous-mêmes, plutôt que contre des tiers.
- Dans l’agriculture, ça s’est retourné contre nous : il y a eu une crise agricole.
- Sur la taxe carbone, demandez aux industriels ce qu’ils pensent du mécanisme d’ajustement aux frontières. Ils disent « c’est une taxe sur nous, mais pas sur les autres ».
- Le RGPD, MiCA, DORA, DMA, tout cela c’est très bien, mais cela nous permet-il de reprendre la main et de construire notre souveraineté ?
Alors, le débat est :
- Se contente-t-on d’être ce qu’on a toujours été, c’est-à-dire des réglementeurs contre nous-mêmes ?
- Quand Apple, Google vont monter des banques aux franges de la réglementation, qui va les obliger à donner leurs données ?
- Y aura-t-il réciprocité des données dans le cadre de la DSP 2 ? Personne n’y croit.
Pour ma part, j’aime bien reprendre l’analyse de Robert Kagan, un théoricien du Parti républicain, qui a écrit il y a 20 ans « nous les américains, nous sommes Mars, c’est-à-dire le dieu de la guerre : nous faisons la guerre, la guerre économique, la guerre militaire, la guerre politique ; les européens sont Vénus, c’est-à-dire la déesse de l’amour ». Notre réglementation européenne c’est Vénus, et la leur, c’est la prédation économique.
Je me souviens d’un Commissaire européen, Joachim Almunia. Je suis allé le voir en lui disant « Quand vas-tu pousser ma plainte contre Google et mettre des amendes qui soient de vraies amendes, un vrai pistolet sur la tempe ? ». Il m’a répondu « On ne peut faire cela, car ce sont nos amis ». Non, ce ne sont pas des amis, ce sont des rivaux, des prédateurs. Aujourd’hui, on commence seulement à comprendre ce qui se passe. Et quand les Chinois s’y mettront, je pense qu’on aura bien fait d’avoir travaillé le « terrain » de la colonisation numérique américaine.
Alors, que faire ? Regardons déjà les chiffres. Nous avons en face de nous 800 milliards d’investissements américains dans le numérique.
Le gouvernement américain a incité fortement les grandes institutions financières à fusionner avec les plateformes numériques. Ils font de la consolidation entre eux pour pouvoir définitivement « tuer le match mondial ». Je note que la capitalisation de NVIDIA, numéro un mondial de l’intelligence artificielle, atteint 3320 milliards, alors que celle de BNP Paribas, la première banque européenne, n’est que de 100 milliards.
Il n’y a pas en Europe de stratégie de consolidation industrielle et bancaire. Donc comment faire ? Il faut financer la riposte ou l’offre économique en IA, en cloud, en autonomie, en souveraineté. Sinon, c’est terminé : nous serons dans leurs mains. Cela suppose d’orienter notre commande publique (ce qu’interdit la réglementation européenne) . Même les américains l’utilisent : je rappelle qu’Amazon a obtenu une commande publique de la CIA pour 600 millions de dollars, et c’est ce qui a permis à AWS d’être aussi puissant dans le reste du monde. Le gouvernement américain soutient puissamment ses entreprises. Pas nous !
Alors, que faire ? Continuer à travailler en ordre dispersé et à donner toutes nos données aux américains ? Abandonner la question du cloud ?
Il y a dix ans, j’avais fait 34 plans industriels. L’objectif, était que les plans soient faits par les acteurs économiques, pas par le gouvernement. Et on mettait de l’argent public en plus des investissements privés. Nous avions un plan avec les entreprises de chaque secteur et chaque filière. L’un de ces plans était le cloud souverain. Je l’avais confié à Atos et à OVH. Il a été abandonné parce que le gouvernement suivant n’a pas voulu faire en sorte qu’Atos et OVH s’entendent.
Le CIGREF a émis une proposition tout à fait juste et que je fais mienne : une Agence européenne d’investissement. On l’a fait dans les batteries et un peu dans les semi-conducteurs. Il faut le faire dans le cloud pour reprendre la main.
Et si ça doit être 500 milliards, ce sera 500 milliards. Parce que de toute façon, vous avez une course mondiale à la dette. Évidemment, la dette nationale est insoutenable. Mais il peut y avoir une dette parfaitement soutenable et très importante, au plan européen. Si vous ne mettez pas les investissements en face avec le fait d’assumer une dette financée par la création monétaire de la Banque Centrale Européenne, qui va mener la course technologique mondiale ? Personne en Europe. Et nous serons donc esclaves des autres.
Voilà mon avertissement.
Q/R
Hervé Sitruk
Merci beaucoup. Dans la table ronde qui va suivre, nous allons aborder la question de l’intelligence artificielle. Avez-vous un avis particulier sur les enjeux de l’IA ?
Arnaud Montebourg
On a monté en France la Startup Nation. J’ai été frappé de voir qu’un jour les dirigeants d’une grande entreprise américaine nous ont dit « C’est formidable, Monsieur le ministre, car nous faisons notre shopping dans la Startup Nation ». Donc nous finançons leur R&D avec l’argent de la BPI et ensuite cela part ailleurs.
Je propose donc que nous fassions ce que j’appelle la « tortue romaine » : quand ça tombe, on fait une équipe de France. Par exemple, j’ai accepté d’être membre du Board de Datategy, une pépite technologique et souveraine (beaucoup d’autres ont déjà été rachetées par les américains). Il faut que les Français donnent la main aux Français. Nous avons mis de l’argent pour financer la réindustrialisation des nouvelles technologies, il ne faut pas que ce soient les autres qui rachètent. Donc, il faut les soutenir.
Quand on aura fait un môle français (et ça peut aller très vite car la croissance est très forte dans ces secteurs), il faudra construire les alliances européennes. Mon message est donc : en intelligence artificielle, regardez qui dirige, car je rappelle qu’une entreprise sous contrôle américain est une entreprise dont les données sont accessibles directement par les outils de contrôle et de surveillance de l’État américain.
Fabrice Denèle (BPCE)
On constate que les américains ont non seulement théorisé, mais aussi mis en application l’extraterritorialité de leur réglementation. Mais nous n’avons pas fait l’inverse, alors qu’on aurait pu.
Vous avez souligné que les pépites finissent par être rachetés par des entreprises américaines. Effectivement, la BPI, etc participe à l’émergence des startups. Les banques ont joué leur rôle. Mais aujourd’hui, sur le rachat des Fintechs ou la montée au capital dans les Fintechs par les banques, il y a un mouvement de reflux parce qu’on ne peut pas suivre. Quand on met 10, il y a les fonds américains ou du Moyen-Orient sont capables de mettre 100 ou 1000. Et je me demande s’il n’y a pas aussi un problème structurel du fait qu’il y a énormément de fonds liés aux systèmes de retraite du monde anglo-saxon. Comment pensez-vous qu’on peut régler cela?
Arnaud Montebourg
Comment expliquer aux Américains que nous pouvons aussi avoir des réglementations extraterritoriales pour régler ce problème de financement et éviter que nos Fintechs, nos Biotechs ou nos Agritechs, soient rachetées par des fonds ?
Nous avons un des taux d’épargne les plus élevés au monde. C’est d’ailleurs de l’épargne qui a été accumulée avec le soutien de la défiscalisation de l’État : l’assurance vie. Mais seulement 1% de l’assurance vie va dans l’économie réelle. Pourquoi ? Philippe Tibi, un inspecteur des finances s’était vu confier la mission de favoriser le fléchage des fonds collectés par les grands assureurs vie vers des fonds d’investissement de la Place. Mais ça a tourné à l’entre-soi et à la bureaucratie.
J’ai dit au ministre de l’Industrie : « cher ami, il faut maintenant imposer que 10% de l’encours d’assurance-vie finance l’économie française réelle ». On peut le faire très facilement, car nous avons l’épargne, publique et privée. En fait, ce sont nos fonds de pension que nous n’exploitons pas. Il n’y a pas de risque, mais il n’y a pas de rentabilité. Donc, dans le couple rendement/risque, on pourrait faire un petit effort.
Un exemple intéressant est que tous les projets de réindustrialisation de France 2030 qui ont été financés à coup de jurys, d’appels d’offres, d’appels à manifestations d’intérêts, sont des projets qui tombent. Par exemple, je construis une usine de transformation. J’ai obtenu un financement de la Banque des Territoires, une subvention de France 2030, une subvention de la région Sud. Mais je n’arrive pas à obtenir des crédits bancaires. Nous sommes aujourd’hui en situation de ne pas avoir organisé une équipe de France de la renaissance économique en utilisant nos ressources d’épargne.
Sur les gros projets, c’est au plan européen qu’il faut mobiliser l’épargne. Si on veut reprendre la main sur l’IA et ne pas être seuls, il va falloir casser un peu de Google, mettre des digues et en même temps investir assez puissamment au plan européen. Cela ne peut être qu’une agence européenne, comme il y a déjà une agence européenne spatiale.
Thibault Pelé (Worldline)
Ma question est : n’est-il pas trop tard ? N’a-t-on pas déjà perdu la guerre sur le spatial en Europe ? Si je prends l’exemple d’Apple, avec iOS 18 dont l’intelligence artificielle ne va pas être disponible en Europe : le consommateur trouvera toujours un moyen pour adopter quelque chose qui lui est utile, même si ce n’est pas accessible.
Hervé Sitruk
Je voudrais compléter la question de Thibault. Aujourd’hui, au niveau européen, les paiements sont un domaine totalement fragmenté. Les paiements transeuropéens représentent 3% à 5% des flux, et plus de 90 % sont des flux domestiques. Chacun des États joue sa partition personnelle et il n’y a pas véritablement de construction d’acteurs européens.
Les banques ont lancé un grand projet (EPI) avec 5 pays (Allemagne, France, Pays-Bas, Belgique et Luxembourg). Les pays du Sud, ont dit « non, nous n’y allons pas, nous avons notre propre solution », au lieu de construire une solution européenne souhaitée par la Commission.
Les banques françaises ont joué le jeu. Elles étaient même prêtes à faire une carte bancaire européenne, mais celle-ci a été refusée par leurs partenaires européens. Comment peut-on construire des solutions européennes avec des partenaires qui jouent des partitions domestiques ? C’est vraiment, pour nous, un sujet politique. Les acteurs de marché sont prêts à suivre les orientations des pouvoirs publics. On ne peut pas faire plus.
Arnaud Montebourg
Je suis totalement d’accord avec vous : l’union est un combat. Vous avez le contre-exemple d’Airbus qui s’est fait sans réglementation, sur impulsion des actionnaires de différentes entreprises qui étaient rivales et qui ont décidé de se mettre ensemble pour faire le concurrent de Boeing. Ça s’est fait avec des Etats qui étaient en arrière-la-main. Donc c’est possible.
N’est-il pas trop tard ? Je ne crois pas, car les innovations technologiques donnent toujours la possibilité de revenir dans la course à chaque étape. Certes il y a dix ans nous avons raté la fuite des données et nous sommes maintenant en situation de faiblesse. Mais rien n’est perdu sur la question de l’intelligence artificielle et de l’intelligence numérique.
Sur l’intelligence artificielle il y a un investissement qui va car nous ne sommes pas moins capables que les États-Unis ou la Chine de travailler sur le sujet. Mais il n’y a pas aujourd’hui de dossier, puisque l’Europe est en crise : on l’a tellement élargie que c’est devenu ingérable. Quand vous avez réussi à trouver treize Etats avec vous, c’est considéré comme une grande victoire : vous avez constitué une minorité de blocage, mais vous n’avez pas une majorité de construction. L’Europe, ce sont des minorités de blocage, qui ne permettent de prendre aucune décision. Il faut donc faire de la « métapolitique », c’est-à-dire que les professionnels mettent de l’énergie là-dedans.
Les alternances politiques existent fort heureusement encore en Europe. La démocratie subsiste. Et donc, professionnellement, il est parfaitement possible de faire avancer l’Union, mais par le bas. Je vous invite donc à travailler en ce sens parce qu’on ne peut pas se retrouver en situation de domination dans tous les compartiments du jeu.
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