Le Directeur Général des moyens de paiements de la BANQUE DE FRANCE est intervenu lors les Rencontres de FRANCE PAYMENTS FORUM, le 29 juin dernier, à l’Automobile Club de France.
Découvrez son discours :
« Mesdames et Messieurs,
C’est un grand plaisir et un honneur d’être parmi vous pour la première fois aujourd’hui pour discuter de la place que pourrait jouer l’euro numérique dans les évolutions du marché des paiements. Il est vrai que ce sujet rencontre depuis quelques temps un écho médiatique croissant, et encore plus depuis quelques heures avec la proposition législative de la Commission sur l’euro numérique. Écho médiatique mais aussi interrogations, débats voire inquiétudes.
La Banque de France apprécie ces débats, et souhaite un dialogue ouvert et transparent. Dans cet esprit, et en qualité de représentant français au sein de l’instance BCE qui pilote le projet €N, je voudrais partager avec vous trois réflexions importantes: (i) Quelle place pour la monnaie centrale dans un paysage des paiements de plus en plus numérisé ; (ii) Quelle place pour l’euro numérique dans la stratégie européenne des paiements de détail ; et (iii) Trois enjeux essentiels pour ce projet.
1. Quelle place pour la monnaie centrale dans un paysage des paiements de plus en plus numérisé ?
Les réflexions initiées, dès 2020, par l’Eurosystème autour d’un euro numérique sont d’abord motivées par un constat simple : les espèces sont de moins en moins utilisées dans les paiements du quotidien, alors qu’elles sont un immense succès de thésaurisation. Cette tendance est directement liée à la numérisation des économies, qui s’accompagne d’une innovation de marché accrue et de l’émergence de nouvelles habitudes de consommation, à l’image du fort développement du e-commerce. Les différentes enquêtes menées par l’Eurosystème montrent que la part des espèces est ainsi passée de 68% des transactions en 2016 en France à 50% en 20221.
Cette tendance a, bien entendu, de nombreux bénéfices : les moyens de paiement scripturaux et l’innovation des acteurs privés permettent d’offrir des services de paiement plus rapides, fluides, et sécurisés. Néanmoins, cette tendance interroge aussi la place de la monnaie centrale dans les paiements du quotidien. En effet, pour l’heure, les espèces sont la seule forme de monnaie centrale accessible par le grand public, tandis que les paiements électroniques permettent uniquement de véhiculer de la monnaie commerciale. Or, la monnaie centrale assure un « rôle d’ancrage », qui est essentiel au bon fonctionnement du système monétaire et financier. L’utilisation régulière des espèces par le grand public permet d’éprouver, au quotidien, la libre convertibilité à parité entre les différentes formes de la monnaie.
1 Source : Bulletin de la Banque de France n°245, avril 2023
Concrètement, la confiance dans la monnaie commerciale repose sur le fait que les particuliers savent qu’ils peuvent convertir leurs dépôts bancaires en billets de banque, qui eux seuls bénéficient du cours légal, à parité. Les 10 euros détenus dans une banque française sont les mêmes que ceux détenus dans une banque allemande, car les détenteurs savent qu’ils peuvent les convertir en un même billet et les utiliser pour payer en Autriche ou en Belgique. Le rôle d’ancrage de la monnaie centrale participe donc – avec d’autres mécanismes comme la garantie des dépôts – à préserver la confiance dans une monnaie unique partout en zone euro.
En offrant une nouvelle forme de monnaie centrale adaptée à l’évolution des usages, l’euro numérique permettrait de préserver ce rôle d’ancrage et d’éviter que celui-ci ne soit affaibli par une moindre utilisation des espèces. En effet, l’euro numérique permettrait de maintenir le recours à la monnaie centrale par le grand public et d’assurer ainsi la solidité du système monétaire « à deux étages » à l’ère numérique.
Pour ce faire, l’euro numérique prendrait la forme d’un «billet numérique». Il prolongerait et pérenniserait les principales caractéristiques des espèces, auxquelles les particuliers restent particulièrement attachés. Comme le billet, l’euro numérique serait d’abord une forme de monnaie centrale, directement émise par la banque centrale. Son cours légal le rendrait utilisable partout en zone euro. L’euro numérique serait source de confidentialité et de résilience accrues, tout particulièrement grâce à son mécanisme de paiement « hors ligne ». Enfin, les fonctionnalités de base de l’euro numérique seraient gratuites pour les particuliers.
En plus de ces points communs avec les espèces, l’euro numérique offrirait aussi certaines fonctionnalités supplémentaires. Grâce à sa forme dématérialisée, l’euro numérique permettrait de rendre la monnaie centrale utilisable partout, y compris dans certains contextes où les espèces ne peuvent pas être utilisées, à l’image du e-commerce. Enfin, la conception de l’euro numérique pourrait faciliter le développement, par les acteurs privés, de fonctionnalités innovantes, telles que les paiements conditionnels.
Cette nouvelle forme de monnaie centrale, complémentaire du billet, viendrait renforcer la liberté de choix des utilisateurs. L’Eurosystème n’est pas une entreprise commerciale, et son rôle n’est donc pas de gagner des « parts de marché » en introduisant l’euro numérique. Nous voyons celui-ci comme une option supplémentaire, à mi-chemin entre les espèces et les moyens de paiement scripturaux, permettant de proposer aux particuliers une manière de prolonger les caractéristiques des espèces dans l’univers numérique. En définitive, ce ne sera donc pas à nous, banques centrales, de définir la place de l’euro numérique, mais plutôt aux utilisateurs, en fonction de leurs préférences et de la valeur qu’ils attribueront à ses caractéristiques.
2. Quelle place de l’euro numérique dans la stratégie européenne des paiements de détail?
Les discussions autour de l’euro numérique s’inscrivent dans une réflexion plus globale sur l’avenir des paiements en Europe. La numérisation des paiements soulève des enjeux importants, qui ont motivé la définition d’une stratégie européenne des paiements de détail. L’euro numérique contribuerait directement à l’atteinte des objectifs de cette stratégie, en renforçant l’autonomie stratégique, en contribuant à l’intégration européenne, en accompagnant l’émergence des paiements instantanés et en facilitant les paiements inter-devises.
Le soutien à l’autonomie stratégique du continent européen constitue – tout comme la pérennisation du rôle d’ancrage de la monnaie centrale – un objectif prioritaire de l’euro numérique. Si le projet SEPA a permis d’harmoniser les paiements des entreprises et des administrations (virement, prélèvement), les paiements du quotidien, et notamment les paiements par carte, restent largement dépendants des grands réseaux internationaux. Cette dépendance à l’égard d’acteurs étrangers soulève d’importants enjeux de souveraineté pour l’Europe, notamment en matière de définition des standards techniques ou de contrôle sur la protection des données à caractère personnel. En réponse à cet enjeu, l’euro numérique, avec son cours légal, permettrait de faire émerger des solutions de paiement vraiment européennes, acceptées partout en zone euro, et utilisables dans tous les contextes.
L’euro numérique contribuerait aussi à l’intégration européenne des solutions de paiement privées, en imposant l’émergence de standards d’acceptation communs et ouverts en zone euro. Ces standards pourraient être réutilisés par les solutions privées en monnaie commerciale. Les intermédiaires seraient ainsi tous en capacité de déployer leur offre à l’échelle européenne, favorisant ainsi la concurrence et l’innovation sur le marché des paiements. À cet égard, l’euro numérique serait complémentaire à la solution EPI, dont le lancement progressif a été annoncé au mois d’avril. Cette initiative, qui constitue une alternative crédible aux schemes cartes internationaux, bénéficie depuis le départ du soutien plein et entier de la Banque de France et de l’Eurosystème. Elle pourrait, demain, initier des transactions en euro numérique.
L’introduction d’un euro numérique participerait aussi à l’émergence de solutions de paiement instantané en point de vente. La règlementation européenne à venir sur le virement instantané, qui pourrait être définitivement adoptée d’ici la fin de l’année 2023, instaurera un cadre harmonisé au niveau européen en rendant obligatoire l’adhésion au scheme SCT Inst, comme cela avait été fait en 2014 pour le virement SEPA classique. Néanmoins, la réalisation du potentiel des paiements instantanés ne se fera que par le développement de solutions de paiement instantané en point de vente. En tant que solution de paiement en point de vente et en e-commerce, l’euro numérique participerait donc activement au déploiement des paiements instantanés en Europe.
Enfin, l’euro numérique pourrait faciliter les paiements inter-devises, à l’image des remittances, qui demeurent aujourd’hui souvent longs et coûteux. Différentes approches sont envisagées pour y parvenir, notamment un modèle d’imbrication qui permettrait d’interfacer différents systèmes de MNBC de détail, et un système unique qui reposerait sur une infrastructure partagée entre plusieurs banques centrales. Pour remplir ces différents objectifs, l’euro numérique serait conçu dans une démarche de partenariat public-privé. J’insiste sur cet aspect : les paiements ont toujours reposé sur un partenariat fort entre les acteurs publics et les acteurs privés. L’euro numérique ne remettrait pas en cause cette approche, au contraire. Son architecture, telle qu’elle est envisagée par l’Eurosystème, donnerait une large place aux prestataires de services de paiement (PSP). Ceux-ci seraient responsables de distribuer l’euro numérique – ce qui implique notamment d’ouvrir et de tenir les comptes en euro numérique, d’assurer la relation client, de fournir des moyens de paiement, de remplir les exigences LCB/FT. Les PSP pourraient aussi, s’ils le souhaitent, intégrer l’euro numérique à leurs interfaces existantes et offrir des services à valeur ajoutée.
Afin de confier ce rôle central aux PSP, nous devons définir des règles pour assurer que l’euro numérique soit utilisable partout en zone euro, avec une expérience utilisateur harmonisée. En effet, alors que la forme matérielle du billet emporte le moyen de paiement, la forme dématérialisée de l’euro numérique nécessite de préciser les conditions de sa distribution. Pour ce faire, l’Eurosystème a commencé à développer un scheme dédié, dont l’un des enjeux centraux consiste à réutiliser autant que possible les solutions et les standards existants pour faciliter l’intégration de l’euro numérique dans l’écosystème actuel des paiements.
La conception de ce scheme, qui a commencé en février dernier, est conduite en concertation étroite avec les acteurs de marché – aussi bien l’offre que la demande. Les acteurs privés sont représentés par leurs associations européennes dans le groupe plénier, et peuvent aussi participer directement aux différents workstreams progressivement lancés par la BCE. Permettez-moi de souligner ici l’importance, pour la Place française, de se mobiliser dans ce groupe de travail, qui constitue une excellente opportunité d’influencer la conception de l’euro numérique et d’assurer que le scheme réponde à ses préoccupations.
3. Trois enjeux essentiels du projet €N
(1) Quelle identité pour ce moyen de paiement ?
Permettez-moi à nouveau d’insister sur un point : l’€N serait un billet de banque numérique (ce que de plus en plus d’acteurs dénomment « Cash+ »). L’objectif est qu’il se rapproche le plus possible des caractéristiques des espèces : comme évoqué il y a quelques instants, un haut niveau de confidentialité et de respect de la vie privée, des fonctionnalités de paiement hors ligne, le cours légal, l’acceptation obligatoire dans l’ensemble de la ZE, la gratuité pour les particuliers. Mais il serait aussi du « cash augmenté » car tout citoyen le souhaitant pourrait utiliser de la monnaie centrale pour les paiements à distance.
Cette logique consiste donc à prolonger dans l’univers digital l’usage de la monnaie centrale pour les paiements de détail, dans un principe de liberté totale d’utilisation, sans aucune obligation. En ce sens ce projet consiste bien à complémenter le cash physique et les moyens de paiements en monnaie commerciale, pas à les concurrencer et encore moins les remplacer. De ce point de vue, beaucoup d’acteurs s’interrogent sur l’absence de cas d’usage : or ce débat peut être translaté à l’identique sur le cashdont la légitimité est contestée de plus en plus aujourd’hui face au succès des paiements scripturaux et digitaux. Pour le cash comme pour l’€N, le seul objectif est d’offrir aux citoyens un moyen de paiement -sous le double aspect physique et numérique- offrant une sûreté totale et un niveau de résilience « par tout temps ». Aucun autre moyen de paiement en monnaie commerciale n’offre ce niveau de sécurité. Cette caractéristique est en soi un cas d’usage, ce que tous les citoyens ont bien conscientisé.
(2) Quelle articulation avec l’offre bancaire ?
Nous devons absolument veiller à ce que l’euro numérique n’entraîne pas de désintermédiation :
- Tout d’abord, il seraIt distribué par l’intermédiaire des banques, à l’instar du cash. Il n’entre pas dans la mission des banques centrales de gérer directement un tel outil et donc de rentrer dans une relation bilatérale avec les citoyens ;
- Ensuite, nous veillerons à ne créer aucun risque en terme de stabilité financière notamment au travers d’un transfert des dépôts en monnaie commerciale vers l’€N. La limite de détention sera calibrée, le moment venu, pour garantir cet objectif ;
Enfin, il faut que l’équilibre économique de l’€N soit conçu de telle sorte que tous les acteurs de la chaîne des paiements, à commencer par les banques commerciales, y trouvent un intérêt à y prendre part. C’est d’autant plus important que les paiements sont devenus l’une des clés de voute les plus importantes de la relation entre les banques et leurs clients ; en d’autres termes, il est très important que l’€N puisse s’intégrer dans cette chaîne sans effet disruptif.
Enfin, concernant le projet EPI, je voudrais réaffirmer avec force le fait que l’ensemble de l’Eurosystème soutient pleinement cette très belle initiative qui va dans le sens de la construction indispensable d’une souveraineté via un scheme de paiement « natif ». Il convient, là aussi, de ne pas mettre en opposition EPI et €N, pour plusieurs raisons :
- Calendrier: EPI commencera à diffuser des solutions commercialisables par ses banques adhérentes à compter de 2024-2025 et commencera à se diffuser largement avant l’€N ;
- Diffusion : EPI ne sera pas un standard de paiement dans toute la ZE, même si on le lui souhaite le plus vite possible. A l’inverse, l’€N le sera nativement.
- Complémentarité : EPI a participé de façon très réussi à l’exercice de premier prototypage de la fonction d’interface client du projet €N. Une ambition que nous devons nous donner collectivement, si le projet €N est validé, est qu’EPI soit un acteur central pour assurer la distribution de l’€N via sa solution technique. Je rajouterais même que l’interfaçage EPI-€N permettrait aux banques adhérentes d’offrir à leurs clients un moyen de paiement gratuit dans l’ensemble de la ZE au-delà des pays qui accepteront le scheme EPI.
Quel calendrier ?
Le Conseil des gouverneurs de la BCE devrait se réunir à l’automne 2023 pour décider de démarrer ce qu’il est convenu d’appeler une « phase de préparation ». Cette phase aura pour but de finaliser tous les aspects fonctionnels et techniques du projet afin de décider, le moment venu, d’émettre un €N. À ce stade, la décision d’émettre un €N n’est donc pas prise et jusqu’à la fin de cette phase, tout sera encore réversible bien sûr. C’est en ce sens que l’€N est encore « en devenir ». En particulier, le travail législatif européen d’accompagnement de ce projet est crucial pour lui donner vie, via un socle juridique solide. In fine, le Conseil des gouverneurs pourrait se réunir d’ici fin 2025 pour prendre une décision d’émission, et dans ce calendrier l’€N pourrait alors être émis en 2028. Comme vous pouvez le constater, nous ne confondons pas vitesse et précipitation ; il s’agit de prendre le temps nécessaire pour faire avancer une idée dans l’intérêt de la souveraineté de la Zone Euro, pour assurer sa résilience, dans le respect de toutes les parties prenantes de l’écosystème des paiements.
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