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L’exigence de l’intégration du marché européen des paiements

Un des poncifs du marché européen des paiements est de dire que les flux étant essentiellement nationaux

Hervé SITRUK, Président, FRANCE PAYMENTS FORUM

Un des poncifs du marché européen des paiements est de dire que les flux étant essentiellement nationaux, les systèmes nationaux répondent pour l’essentiel aux besoins et qu’il n’y a donc pas besoin de grands systèmes transnationaux de paiement, sauf pour les quelques 5% de flux concernés, non domestiques, dans chacun des Etats en Europe.

C’est faire peu de cas des systèmes d’échanges et de paiement internationaux existants, comme Swift ou l’ABE… voire des schèmes cartes internationaux (ICS), et de leur contribution significative aux paiements européens, transfrontaliers mais aussi parfois domestiques y compris en France. Ou des offres des Big Techs parfois largement répandues en Europe, comme on le voit notamment avec les solutions Apple Pay. Et c’est oublier l’histoire des paiements nationaux en France et dans certains pays européens, où le paradigme industriel a pris le pas sur la géographie des flux.

Pourtant, l’un des grands enjeux des prochaines élections européennes sera les réponses à apporter dans la prochaine mandature européenne à ce qu’on appelle pudiquement la “fragmentation” du marché européen des paiements et à la question de la souveraineté européenne dans les paiements. Et d’en comprendre les raisons et d’en mesurer les enjeux et les risques, en cas d’absence de solutions consensuelles pour y répondre.

Un peu d’histoire des paiements en France.

D’abord rappelons, à l’approche des 40 ans du Groupement des Cartes Bancaires CB, que la création en 1984 du Groupement des Cartes Bancaires n’était pas une initiative des acteurs du marché des paiements, uniquement les banques à l’époque, mais une initiative du Ministre de l’économie et des finances, Pierre BEREGOVOY[1]. La création de cette instance de place faisait suite à un rapport réalisé en 1982 par un groupe de travail du Commissariat au plan consacré au devenir du système financier français, présidé par Olivier PASTRE[2], et avait pour but d’unifier l’ensemble des banques françaises, plus de 40 à l’époque, et de disposer d’un acteur national unique pour la compensation[3] et d’un autre pour tous les paiements et les retraits par carte en France pour assurer l’interopérabilité de toutes les transactions, partout en France.

Cela impliquait pour les cartes la création d’une organisation unique, des infrastructures techniques communes d’autorisation et de compensation au plan national[4], et même ce qu’on a appelé les accords croisés de 1985, non seulement l’acceptation de toutes les cartes émises en France chez tous les commerçants agréés des deux réseaux existants, mais aussi l’acceptation en France de toutes les cartes internationales émises par les ICS, Visa et Mastercard, en contrepartie de l’acceptation au plan international des cartes françaises internationales cobadgées par chacun des deux réseaux, chacun pour les cartes affiliées à leur réseau. En outre, ce Groupement avait prévu dans son schéma directeur de 1987, la création d’un schème carte européen, le Comité Européen des Systèmes de Paiement par carte (CESP), piloté à l’origine par un dirigeant bancaire de haut niveau, Gabriel PALLEZ, Président du CCF.

Mais cette initiative gouvernementale n’a pas fonctionné, car trop ambitieuse et pas assez pragmatique, et en rupture trop forte avec les schèmes cartes internationaux préexistants. Et en septembre 1989, les banques françaises ont lancé une seconde opération, sous le pilotage du nouvel administrateur du GIE des Cartes bancaires, Max AURIOL, appelée Harmonisation des Organisations Monétiques françaises, dont il m’a fait l’honneur de me confier le pilotage opérationnel.

Cette opération visait à réellement supprimer les autres Groupements de systèmes cartes préexistants en France, le GIE Carte Bleue et Eurocard France (ce dernier étant exclusivement une copropriété du Crédit Agricole et du Crédit Mutuel), tous deux affiliés aux ICS Visa et MasterCard, et à fusionner les “bleus” et les “verts” dans une seule organisation. Ces deux organisations avaient poursuivi leurs travaux depuis 1984, malgré la création du Groupement des Cartes Bancaires. Mais, malgré l’ambition initiale, ils ont été maintenus, certes dans un format très restreint et avec un objet à l’origine essentiellement technique, qui était d’assurer les passerelles techniques internationales pour les flux internationaux résiduels[5] [6].

Ce fut le premier succès de toute une série de succès de l’interbancarité française, dont le lancement de la carte à puce et le recentrage du projet de système de compensation national de 1982, par le GSIT[7], en remplacement du projet initial, et de bien d’autres infrastructures de place, bancaires ET financières.

Cette opération d’harmonisation a été un succès, et a été bien au-delà d’une simple harmonisation du vocabulaire monétique, très divergent à l’époque entre les diverses banques, avec notamment la création du concept de « schème à quatre coins », le recentrage du projet de Réseau Cartes Bancaires et l‘intégration de la compensation des transactions par carte au projet de système SIT[8]. Elle a aussi conduit à l’abandon du projet de CESP européen. Elle a permis de forger l’interbancarité française, qui perdure depuis et qui a fait l’objet de très nombreux progrès depuis 30 ans.

Cette interbancarité nouvelle avait fait ensuite l’objet de deux rapports majeurs, que j’ai eu aussi l’honneur de rédiger sous le pilotage d’Yves ULLMO, à l’époque Secrétaire général du Conseil National du Crédit (CNC)[9] :

  • Un rapport de la Banque de France, de 1991, impliquant toute la profession bancaire et financière française, dénommé “Évaluation Technologique du Système Bancaire et Financier français”, qui faisait suite au rapport BOUBLIL[10] sur la menace technologique de la finance asiatique, et principalement japonaise, qui était à l’époque en train d’envahir les États-Unis, et avait pour but de réagir, tous en commun, face à cette menace sur la France. Ce rapport a permis la première description de l’organisation des systèmes de paiement et de marché en France, et de dresser des orientations, qui ont servi de socle pour de nombreuses années à la place française.
  • Et un rapport sur les organisations interbancaires en Europe dans les paiements, de 1993, à l’initiative de Pierre SIMON, premier président de l’AFECEI[11], avec la participation active des banques centrales et des communautés bancaires de huit pays européens, qui a permis de décrire pour la première fois les systèmes de paiements européens et de constater qu’il constituait un “patchwork” de systèmes très hétérogènes, liés aux cultures nationales dans les paiements. Cette étude faisait suite aux exigences de la Commission européenne d’organiser des mécanismes européens pour les flux transfrontaliers. L’objectif était de comprendre comment les autres pays européens s’organisaient en ce domaine, pour mieux préparer la France aux enjeux des paiements européens[12].

Les leçons de l’histoire

Ce rappel historique, certes très lointain, permet de noter plusieurs points majeurs :

  • La création du Groupement CB était donc une initiative gouvernementale, mais lors de la privatisation bancaire de 1989 les banques ont repris la main et réorganisé l’initiative, tant sur la carte que sur la compensation. Et cela a perduré jusqu’à aujourd’hui et on l’espère pour longtemps encore… Pour l’EPC et le SEPA en 2002, comme pour le projet Monnet en 2008, et pour le projet EPI en 2020, il y a eu aussi une “impulsion” forte des Autorités européennes et nationales, mais ce sont les acteurs du marché qui ont organisé les opérations dès l’origine. Certes, ce fut un échec pour Monnet et ce n’a pas été un succès immédiat pour le projet EPI[13], mais désormais les ambitions sont recadrées et EPI a repris sa dynamique initiale. Ce sont donc toujours des projets longs, et qui ne réussissent pas du premier coup, mais, quand ils aboutissent, ils se révèlent d’une valeur ajoutée très forte. Il ne faut donc pas lâcher quand l’action est engagée, quitte à adapter le projet si nécessaire. Souhaitons à EPI une aussi longue vie et autant de succès qu’en a eu le Groupement CB… et les autres organisations interbancaires françaises.
  • Mais, un autre point majeur à noter est que, en 1990, 75% des paiements scripturaux français étaient … intrarégionaux[14], 20% étaient nationaux[15], et 5% étaient internationaux. Aujourd’hui avec le paiement à distance et avec les achats en ligne, la part des paiements intrarégionaux a fortement diminué même si elle reste majoritaire, et la part des transactions nationales et internationales a augmenté. La part des paiements intraeuropéens a notamment progressé en parallèle, notamment du fait du développement du commerce électronique, de l’intégration politique et économique européenne, des réglementations européennes et des travaux de l’EPC.
  • Malgré la part majeure des paiements intrarégionaux, en France comme dans de nombreux pays européens, les banques françaises ont abandonné dès le début des années 1990 les logiques régionales pour la compensation nationale de toutes les transactions, à la fois pour des motifs économiques et techniques, privilégiant déjà une logique “DÉFI” entre banques au plan national, comme l’ont fait les Pays-Bas, la Belgique ou l’ Italie, et  à la différence du mécanisme allemand inter-Landers, EIL-ZV, ou du mécanisme  espagnol, qui sont restés essentiellement interrégionaux, même si la création d’infrastructures nationales est en bonne voie[16].
  • Les banques ont même décidé de compenser tous les flux électroniques de paiement, virement, prélèvement et paiements par carte, via le même système, le GSIT. Depuis 2008, toutes les infrastructures techniques françaises de paiement ont été reprises par STET, y compris SEPAmail tout dernièrement. Et c’est un modèle qui a été adopté par la Communauté bancaire belge, qui a eu recours aux solutions de STET pour tous les flux belges.
  • Ces choix, comme d’autres choix pris sur le plan financier, a favorisé une consolidation bancaire en matière de paiement. Ces choix tarifaires visaient à favoriser les banques “investisseurs”, celles qui assurent par elles-mêmes une part notable des flux de paiement (les paiements intrabancaires (en anglais « on us »), c’est-à-dire les transactions entre clients d’une même banque ou d’un même groupe bancaire), et délèguent les flux de paiement interbancaires aux systèmes interbancaires communautaires. Cette consolidation a surtout concerné les groupes de banques régionales, mutualistes ou commerciales, et a conduit à créer en interne des infrastructures de paiement, ou regroupant leurs flux pour créer une intrabancarité significative.
  • Enfin, il faut citer la création dès 1985 de l’Association Bancaire pour l’ECU devenue en 1998 l’Association Bancaire pour l’Euro, dont le siège est à Paris, et qui a créé des infrastructures interbancaires européennes tant pour les paiements de gros montant que pour la compensation des flux de détail transeuropéens, l’ABE -Clearing.

Les choix d’hier et d’aujourd’hui

Ce long rappel a pour but de comparer les choix d’alors et la situation d’aujourd’hui. L’argument principal avancé aujourd’hui pour refuser une consolidation industrielle ou bancaire dans le domaine des systèmes de paiement en Europe est d’affirmer que les flux sont essentiellement domestiques.

Cet argument ne tient pas : les vrais motifs sont d’abord la volonté de certaines communautés bancaires nationales de garder la maîtrise de leur marché national en préservant et privilégiant leurs systèmes nationaux, soutenues par leurs gouvernements désireux de garder la maîtrise de leurs systèmes nationaux, qui relèvent à leurs yeux d’une compétence régalienne déléguée au marché.

Rappelons que lors du lancement du projet EPI, la France, qui dispose pourtant avec CB du premier schème carte européen (et de loin), a été la première nation européenne à accepter d’apporter celui-ci à la nouvelle entreprise. Mais d’autres pays s’y sont opposés.

Pourtant… cette évolution vers des infrastructures européennes et des schèmes européens va s’imposer, même si elle tarde à se mettre en œuvre.

Le projet de marché unique des paiements en euros.

La constitution d’un marché européen unique des paiements a été très tôt un projet de la Commission européenne et après le passage à l’euro fiduciaire, cela a pris la forme du projet SEPA, qui n’est toujours pas une réalité, comme nous l’avons maintes fois montré, même s’il a grandement progressé.

La création d’un « true SEPA » passe par plusieurs mécanismes clés :

  • Cela impose d’abord une réglementation européenne unique avec très peu d’adaptations domestiques. Le paquet législatif de la Commission européenne de juin 2023 va dans ce sens, notamment avec les projets de règlement (RSP), de directive (DSP3) et aussi avec une proposition d’’uniformisation de la notion de cours légal des espèces … 20 ans après l’euro fiduciaire.
  • Cela impose des normes uniques : on sait que certains, comme en Allemagne, privilégient l’interopérabilité entre divers standards domestiques ou européens, ce qui est certes un progrès, mais reste coûteux. L’EPC fait un travail colossal pour uniformiser les standards et disposer de standards et de schèmes fonctionnels uniques en Europe. Et l’objectif est d’aller jusqu’à des standards mondiaux comme notamment pour EMV et les normes ISO 20022 …
  • Cela impose aussi des schèmes business ou des sociétés communes interbancaires comme l’ABE-Clearing ou EPI. En ce sens, le choix fait par la Belgique d’utiliser le système français STET est un pas vers un modèle de traitement pan européen de tous les instruments de paiement sur des infrastructures universelles. Par ailleurs, l’accord réalisé entre MB Way de la SIBS (Portugal), BIZUM (Espagne) et BANCOMAT Pay (Italie) en vue de créer un partenariat pour l’interopérabilité entre leurs solutions est un pas significatif, mais totalement insuffisant pour créer un marché unique des paiements en Europe. Certes, le monde ne s’est pas fait en un jour, et les vicissitudes du projet EPI ont montré qu’il n’est pas facile de constituer un acteur unique et compétitif. Il faudra donc trouver les scénarios vers des mécanismes paneuropéens. Faire réussir EPI constitue déjà un premier défi de taille.
  • Cela impose enfin de grands PSP paneuropéens, notamment des banques, et des opérateurs techniques européens, ce qui va imposer une certaine consolidation mais n’exclut pas des acteurs locaux sur des marchés de niche, ni des Fintechs à même de proposer des innovations majeures. Dans le domaine des services, le développement de WorldLine et de NEXI sont des pas majeurs, sur le plan industriel, qui n’excluent pas les acteurs plus petits, mais qui montrent, là encore, la difficulté à créer des acteurs paneuropéens. L’entrée du Crédit Agricole au capital de WorldLine est en ce sens un pas majeur pour consolider cet acteur industriel incontournable des paiements européens.

 

Les défis.

Mais l’Europe doit aussi affronter plusieurs défis majeurs, dont :

(1) La digitalisation des paiements

(2) La résilience des systèmes de paiement

(3) La sécurité des transactions

(4) La concurrence internationale

Ces défis vont nécessiter une révision en profondeur du paradigme européen actuel des paiements, qui privilégie les traitements nationaux.

(1) La digitalisation des paiements

La digitalisation des paiements est engagée chez tous les PSP européens, sans que quiconque envisage une quelconque consolidation pour financer cette évolution majeure. D’autant que de nouvelles vagues de solutions technologiques sont en train d’apparaitre, et vont constituer de nouveaux défis pour les systèmes de paiement. Pour faire face aux investissements que cela engendre, depuis longtemps, les banques ont compris qu’investir seules devenait difficile. Rappelons qu’après le lancement du projet SEPA en 2002, et notamment dans la perspective du traitement des nouveaux flux européens, SCT et SDD, à partir de 2008, les banques françaises ont envisagé des partenariats technologiques pour réduire les coûts, Partecis entre BNP Paribas et Natixis (puis BPCE), pour le traitement des transactions par carte, et Transactis, entre la Société générale et la Banque Postale, initialement pour les traitements cartes et finalement pour tous les flux. D’autres ont choisi dernièrement d’autres formules, en relation avec un grand fournisseur logiciel ou un prestataire. C’est notamment le choix du Crédit Agricole, qui s’allie à un grand opérateur européen, pour construire une solution d’acquisition compétitive, mais centrée sur le territoire domestique. BNP Paribas a choisi de son côté l’intégration de ses solutions au plan européen, pour disposer de solutions communes avec ses filiales néerlandaises, belges, et italiennes. De leur côté, dès 2005, les Banques Populaires et les Caisses d’Epargne françaises ont choisi de constituer un nouveau groupe bancaire en commun, et cela a été la dernière grande consolidation bancaire en France.

Aujourd’hui, pour la digitalisation des paiements, il n’y a pas eu de nouveau mouvement de consolidation bancaire en France ou en Europe. Mais, si on regarde du côté américain, les instances bancaires et financières nationales poussent les banques moyennes américaines à se consolider, pour faire face au coût de la digitalisation et de la concurrence féroce qui va en résulter, en insistant sur les risques de l’indépendance. C’est un mouvement engagé depuis deux ans et qui va se poursuivre et s’amplifier. Il faut noter que ces banques moyennes américaines sont de la taille de plusieurs grandes banques européennes, voire françaises, pourtant parmi les plus grandes d’Europe, et cette compréhension des enjeux et des risques n’existe pas en Europe, chacun se sentant protégé derrière les barrières nationales. D’autant que l’Union bancaire n’a que peu progressé, malgré l’insistance de la France et de son Ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Bruno LE MAIRE. Celui-ci souhaite depuis plusieurs années l’achèvement prioritaire de l’Union bancaire et de l’Union des marchés de capitaux et il déclarait déjà en 2022, que c’était : « une priorité par la France ». Et il ajoutait : « Il n’y a pas de souveraineté sans système financier puissant (…) Il n’y a pas d’économie puissante sans finance puissante ». Et il continue de le dire. Nous pourrions ajouter « sans systèmes de paiement puissants ».

(2) La résilience des systèmes de paiement

La France peut s’enorgueillir de disposer de systèmes de paiement puissants et compétitifs. C’est à la fois une force et une faiblesse, en Europe. Une force, car ces systèmes permettent aux banques françaises de disposer de solutions très compétitives par rapport à leurs concurrents européens ; une faiblesse, car cette puissance des systèmes de paiement français constitue en Europe un repoussoir, par crainte que les banques françaises dans des systèmes européens y prennent une position dominante. Mais la question de la résilience des systèmes de paiement est dernièrement apparue comme centrale, au détour des défis que cela a posé à un grand opérateur (Worldline), tant les risques associés peuvent mettre en cause l’image des prestataires de paiement auprès de la clientèle. La recherche de cette résilience impose diverses démarches et investissements, et la règlementation DORA est là pour rappeler les exigences fortes que les autorités publiques, ont été amenées à fixer pour garantir la continuité de service.

(3) La sécurité des transactions

C’est un sujet qu’on croyait bien maîtrisé en France et en Europe, et qui, avec les développements technologiques et fonctionnels récents, redevient un sujet d’inquiétude, et qui pourrait entamer la confiance des clients envers les solutions de paiement. L’authentification forte, qui a été un choix fort européen, poussé par la France, pour disposer d’une classe équivalente de solutions pour toute l’Europe, est aujourd’hui fortement contournée par des manipulations psychosociales, qui suscitent même l’attention de la sphère médiatique. Il n’y a pas une semaine sans mise en avant d’exemples de ces nouveaux risques et pas une semaine, sans annonce, côté bancaire, interbancaire, ou du côté des systèmes de paiement nationaux, européens ou internationaux, de nouveaux efforts et solutions pour contrer les nouvelles formes de fraude. On pourrait citer Swift, les ICS, les systèmes de clearing européens, la BRI et, en France, les travaux conduits par l’OSMP au printemps dernier, et au sein des banques françaises[17].

Mais, au-delà de cette fraude, le développement de l’instantanéité des paiements et, demain, de l’Intelligence artificielle ou du quantique, vont constituer de nouvelles opportunités pour les fraudeurs. Nous avons appelé à un saut qualitatif dans la sécurité des paiements, pour préparer ces échéances futures, mais l’ampleur des investissements déjà consentis dans la lutte contre la fraude incitent à l’amortissement, plus qu’à la recherche de solutions nouvelles. Mais, à ce sujet de la fraude, s’ajoute désormais la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT). La création prochaine d’une nouvelle autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent (AMLA) va nécessairement conduire à des décisions de règlementation, et donc à de nouveaux investissements.

(4) La concurrence internationale

C’est un sujet sur lequel l’Europe s’est très tôt alarmée, d’autant que des géants technologiques et financiers se sont créés outre Atlantique et en Asie (pas seulement en Chine), et que les règlementations locales autorisent toutes sortes de pratiques étatiques, qui peuvent mettre en cause la souveraineté européenne, y compris dans les paiements. Nul ne peut douter de la puissance de ces acteurs, de plus en plus présents en Europe, et qui ont désormais tous décidé d’envahir le monde du paiement, et la dernière initiative de X (ex-Twitter) pour développer ses solutions de paiements, n’est pas de nature à rassurer. Ces acteurs cherchent à créer des espaces fermés, où leurs clients échangeraient entre eux et se paieraient entre eux, avec des solutions de paiement privatives. Et pour cela, ils sont prêts à mettre en œuvre des pratiques à la limite du droit de la concurrence et les tentatives de les contrôler, comme l’a dernièrement fait la Commission européenne, en exigeant l’ouverture par Apple de ses environnements et solutions à ses concurrents, se solde certes par un respect de la législation, mais avec une croissance des coûts pour les intéressés.  Mais, ce n’est que le début, et comme l’a déclaré Benoit COEURE, président de l’Autorité française de la concurrence, « L’intelligence artificielle a le potentiel de devenir le musée des horreurs de l’antitrust si on ne fait rien ».

Les voies de l’unification du marché des paiements.

Ainsi, le monde du paiement devient le reflet du monde réel, et cristallise toutes les menaces privées ou d’État, et il faut que l’Europe engage son « réarmement », terme devenu très à la mode, pour indiquer une réorientation stratégique défensive (voire offensive), et s’attelle réellement à la constitution d’un espace unique de paiement. Les freins sont bien connus : ils se situent d’abord au niveau des Etats européens, qui privilégient leurs solutions nationales, confortant leur souveraineté nationale, dans un domaine aussi sensible que les paiements, qui est proche de leur espace régalien, mais aussi parfois de certaines communautés nationales ou de dirigeants de systèmes locaux, qui veulent préserver leur marché et leur entreprise.

La méthode pour avancer peut prendre plusieurs voies, dont certaines ont été encore peu explorées :

  • La première voie est celle de l’interconnexion de solutions domestiques, et c’est une voie ancienne et promue historiquement par la Commission Européenne, depuis 30 ans déjà. Ce modèle d’interopérabilité, bien qu’ayant un avantage apparent immédiat, d’offrir un premier niveau de service, présente trois défauts : elle reste coûteuse, marginale, et n’offre aucune réelle défragmentation du marché européen, sauf de faciliter quelques échanges ponctuels. De plus, elle permet de pérenniser certaines solutions locales, parfois peu résilientes ou compétitives, et ne répond plus aux enjeux nouveaux.

C’est d’ailleurs la solution choisie par des systèmes de trois pays européens, Portugal, Espagne et Italie, pour préserver leurs solutions nationales de paiement en ligne.  Cette voie de solution n’aurait d’intérêt que comme une première phase, préalable à une fusion entre certaines organisations ayant déjà une part critique suffisante des paiements européens, et disposant de systèmes hétérogènes, donc imposant une première phase d’accoutumance, en vue de rechercher la meilleure cible commune.

Elle pourrait constituer un scénario dans le domaine du paiement par carte ou de la compensation, en vue de constituer des acteurs paneuropéens. Mais, comme déjà indiqué, ce scénario ne devrait être envisagé que comme une première étape, et uniquement entre certains acteurs clés.  Les systèmes interbancaires français sont éligibles à ce scénario, car ce sont des acteurs de taille critique suffisante, chacun dans leur domaine, Cartes Bancaires qui représente un tiers des paiements par carte en Europe, ou STET, qui est le premier système national en Europe en termes de compensation. Mais, de tels projets sont coûteux et longs à mettre en œuvre, et il faut être plusieurs pour pouvoir l’envisager, de façon à traiter une part majeure des paiements européens, et s’imposer rapidement sur le marché comme incontournable.

Une autre approche consisterait à utiliser les infrastructures de Swift, pour favoriser les échanges directs en Europe entre chambre de compensation, comme cela est proposé avec le projet IXB pour l’interconnexion entre les chambres de compensation européennes et américaines, EBA CLEARING, et The Clearing House (TCH), mais, c’est une démarche qui n’a pas encore fait l’objet, à notre connaissance d’investigations approfondies pour l’Europe.

  • La deuxième voie est l’ouverture des systèmes préexistants à tous les PSP qui le souhaiteraient, qu’il s’agisse des systèmes bancaires, via l’Open Banking, ou des systèmes interbancaires, via le droit d’accès des non-banques (établissements de paiement et établissements de monnaie électronique) proposé dernièrement par la Commission européenne. Ces approches ont bénéficié de deux progrès sensibles : l’harmonisation des APIs, pour faciliter les accès, et empêcher les accès « sauvages » et non désirés, et le développement de pratiques commerciales, plus équilibrées, entre les acteurs concernés, avec l’acceptation de rémunération d’accès. Mais, elles ont plus pour objectif de développer la concurrence entre PSP, que de défragmenter le marché européen, ou de faire naître de nouveaux champions européens.
  • La troisième voie, déjà engagée avec EPI, consiste à constituer des acteurs européens nouveaux, par consolidation de solutions existantes au plan européen. Cette voie a d’abord l’intérêt de regrouper des acteurs responsables, conscients des menaces, et de la nécessité de forger des solutions compétitives à ambitions européenne, voire internationales. Elle a aussi l’intérêt de limiter les investissements technologiques initiaux pour centrer l’effort sur la commercialisation de ses solutions, avec un objectif d’adoption rapide et massive en Europe. La démarche ambitieuse d’EPI doit rencontrer l’adhésion de tous, et le nouveau partenariat entre les trois pays sud européens, ne lui fait pas réellement concurrence, car il est défensif, et n’offre qu’une interopérabilité de solutions domestiques. Même s’il ne favorise pas le succès du projet EPI, ni ne garantit le succès de l’un ou l’autre. Peut-être faut-il y voir une étape préalable nécessaire à une consolidation plus globale à terme ?
  • Une quatrième voie, plus universelle, pourrait passer par la création d’une véritable interbancarité européenne dans les paiements, à l’instar de celle qui a été créée en France, mais selon des modalités qui devraient prendre en compte la diversité des marchés européens, encore sous culture locale et maîtrisé par chacun des Etats européens. Cette dernière voie pose des questions à la fois capitalistiques et politiques en Europe, et peut conduire à une consolidation bancaire et industrielle dans les paiements Nous n’avons pas, à notre niveau, l’ambition d’aller au-delà des paiements, mais l’exemple français a montré que la dynamique industrielle des systèmes de paiement peut favoriser la constitution de nouveaux regroupements bancaires ou industriels.
  • Une dernière voie a été ouverte dernièrement par la BCE et l’Eurosystème, fondée sur l’émission d’une monnaie numérique de banque centrale. Son apport théorique est clair : offrir une nouvelle forme de monnaie, numérique, ayant cours légal (donc acceptée partout en Europe, au moins partout dans la zone euro), et donc conduisant à offrir aux solutions de paiement existantes en Europe un moyen d’accéder à l’ensemble de la sphère européenne, donc ouvrant les frontières des divers pays européens aux solutions non domestiques ; elle serait aussi un moyen d’assurer une certaine souveraineté européenne dans les paiements, en complément de l’euro fiduciaire.

Au-delà des risques que présenterait cette nouvelle forme de l’euro, notamment les risques que perçoivent les banques européennes sur leurs dépôts et leurs systèmes de paiement, cette nouvelle forme de l’euro se heurte à diverses contestations politiques, à la fois nationales, voire nationalistes, en particulier à propos de la confidentialité des transactions de paiement. Même s’il semble  inéluctable à moyen et long terme, l’euro numérique de détail présente plusieurs risques majeurs : d’abord de concurrence avec les initiatives bancaires en Europe, telles qu’EPI qui est  encore dans sa phase préliminaire et de lancement ; ensuite  la résilience, car ce sera une solution centralisée et gérée par la BCE; également son coût  élevé, à la BCE et dans l’ensemble de la sphère des paiements, au moins au démarrage, alors que l’Europe aurait besoin de capitaux privés et de financements publics pour consolider ses systèmes de paiement ; enfin, sa concurrence avec les systèmes existants, sans réponse à des besoins nouveaux, donc avec un risque de faible adoption par les utilisateurs  au moins à court terme. Pour réussir, un tel projet nécessite un consensus fort entre les parties prenantes, comme celui qui a prévalu lors du passage à l’euro. Comme il est écrit dans un rapport publié en janvier par Gisecke+Devrient[18], « For all advantages of a CBDC to be fully exploited, it needs the commitment of many ».

  • Une alternative à toutes ces voies est celle promue par certains « influenceurs, qui pullulent sur les réseaux sociaux mais sont en fait les défenseurs des solutions internationales. Ils promeuvent en effet l’adoption des solutions des grands ICS et Big Techs internationales, arguant de l’impossibilité pour l’Europe de s’entendre sur des solutions viables, et sur l’avance déjà acquise par les grands acteurs internationaux. Ces derniers ont certes montré leur capacité d’investissement, de service, d’innovation, … et l’adoption de leurs solutions, est déjà forte en Europe. Et l’objectif n’est pas de les exclure du marché européen. Cependant, leurs solutions ont aussi montré leurs coûts extrêmement élevés, qui conduisent à détourner la valeur ajoutée européenne vers d’autres zones économiques ; leur faible respect du droit de la concurrence ; et leurs ambitions mondiales, allant jusqu’à défier les autorités publiques régionales ou nationales, du fait de leur capacité de réponse financière aux sanctions, ou de réponse juridique aux mises en cause par les autorités judiciaires ou de la concurrence.

Le débat démocratique.

Il y a donc matière à débat sur les enjeux et solutions, voies et moyens pour l’espace des paiements européens, sur tous les sujets évoqués ici. Souhaitons que les élections européennes soient l’occasion à la fois d’une prise de conscience et d’un débat démocratique pour la définition d’ambitions communes pour une réelle défragmentation et une souveraineté européenne du marché européen des paiements durant la prochaine mandature.

FRANCE PAYMENTS FORUM souhaite contribuer activement à ce débat et le fera notamment par ses Rencontres et documents de position dans les semaines et mois à venir.


[1] Après les élections présidentielles de 1981, toutes les banques françaises avaient été nationalisées en 1982

[2] Olivier PASTRE avait présidé ce groupe de travail, puis avait été chargé de mission et conseiller auprès du directeur à la Direction du Trésor du Ministère de l’Économie et des Finances, pour mettre en œuvre les conclusions de son groupe de travail

[3] Le système de compensation français était alors fondé sur 104 chambres de compensation traditionnelles (échanges papier) et de la Chambre de compensation des Banquiers de Paris. La Banque de France a automatisé les ordres électroniques et créé les 9 ordinateurs régionaux de compensation, tandis que la Chambre de compensation des Banquiers de Paris avait mis en place son propre ordinateur de compensation.

[4] Ces infrastructures étaient à l’origine assurées par une société de services informatiques privée, SLIGOS, devenue ultérieurement ATOS, par fusion avec AXIME, et donnant naissance in fine à WorldLine qui en est l’illustre descendant. SLIGOS assurait l’autorisation, l’acquisition et la compensation des cartes bleues et la compensation bleus-verts.

[5] Le Groupement des Cartes Bleues (comme Eurocard France) ne devait initialement n’avoir aucune fonction marketing, mais il a très vite repris une fonction marketing de customisation française des produits Visa.

[6] C’est à cette occasion que le Groupement des Cartes Bancaires a “adopté “ le logo de Carte Bleue CB, figurant sur les cartes bleues et apposé sur fond bleu sur les façades des commerçants accepteurs, et a transformé l’encadré Bleu incluant le logo CB en un encadré Bleu Vert qui a demeuré jusqu’à présent.

[7] Rappelons que le projet de création du Système Interbancaire de Compensation, qui est devenu le SIT, avait été lancé en 1983 

[8] Le démarrage opérationnel effectif du SIT n’a eu lieu qu’en 1992, après intégration de la compensation des transactions par carte au système, en en faisant le premier système de compensation universel du monde

[9] CNC devenu ensuite CNCT (Conseil National du Crédit et du Titre), puis CCSF (Comité Consultatif du Secteur Financier) par extension progressive de ses attributions aux titres, puis à tout le secteur financier et aux assurances.

[10] Ancien directeur du cabinet de Pierre BEREGOVOY

[11] Association française des établissements de crédit, devenue Fédération bancaire française (FBF)

[12] Ce rapport a donné naissance au Blue Book de la BCE sur les systèmes de paiements européens

[13] Rappelons que EPI est le successeur du projet Monnet lancé en 2008 et qui a avorté en 2011. Et aussi qu’EPI a dû abandonner en mars 2022, l’ambition principale de créer un schéma de paiement par carte européen.

[14] Compensés donc dans les 104 chambres de compensation traditionnelles ou sur les 9 ordinateurs régionaux de compensation

[15]  Compensés à la Chambre de Compensation des Banquiers de Paris

[16] Rappelons que le système allemand de paiement par carte, Girocard, est compensé en partie par la Bundesbank et en partie par l’ABE-Clearing…

[17] Cf. Newsletter de FRANCE PAYMENTS FORUM des trois derniers mois et de ce mois-ci, notamment la partie News Institutionnelles ou News du marché

[18] Cf. la partie “actualité institutionnelle”  de cette Newsletter Unlocking the potential of a CBDC ecosystem

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Les Grands Dossiers Européens

L’actualité de ces dernières semaines- a été principalement marquée par le démarrage de Wero en Belgique, la poursuite des travaux sur la Verification of Payee (VOP), deux appels à candidatures lancés par la BCE sur le volet « technique » de l’euro numérique, deux expérimentations sur l’euro numérique de gros réalisées avec la plateforme DLT de la Banque de France (DL3S) et l’appel lancé par le gouverneur de la Banque de France et la présidente de l’AMF à une supervision européenne des cryptos. Nicolas de Seze

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