Découvrez l’interview d’Hervé SITRUK dans La Tribune du 13 novembre 2024 :
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ENTRETIEN. Les banques françaises viennent de lancer le service de paiement Wero et le groupement des Cartes Bancaires s’apprête à fêter son 40e anniversaire. Président de France Payments Forum, Hervé Sitruk décrypte les enjeux colossaux à venir pour l’industrie des paiements.
Eric Benhamou – 13 Novembre 2024, 7:00
LA TRIBUNE – Le lancement de Wero, le nouveau service de paiement paneuropéen, est-il vraiment une priorité pour les banques ?
HERVE SITRUK – Wero est le grand projet européen actuel, et son déploiement auprès des particuliers est en cours. Il mobilise les énergies et les ambitions de tous les acteurs européens, car c’est un projet majeur, incontournable, et porteur d’avenir pour l’Europe des paiements.
Quels sont finalement les enjeux de Wero ?
Wero est un formidable projet, car il est rassembleur, bien au-delà des banques, des pouvoirs publics européens au commerce et à tous les acteurs du paiement, jusqu’aux grandes sociétés industrielles de paiement, qui souhaitent une Europe des paiements souveraine.
C’est un projet qui vise à la fois à créer une grande marque européenne, et une solution paneuropéenne, à partir de briques préexistantes. Il qui va concerner un sous-marché européen, couvrant plus de 60% des paiements paneuropéens. C’est également un projet novateur, qui combine les atouts du virement instantané, et certains atouts de la carte de paiement. Enfin, c’est un projet ambitieux.
Au départ, il voulait certes couvrir l’ensemble du spectre des paiements, de la carte au virement instantané. Mais la première phase du projet s’est soldée par l’abandon du projet de scheme (schéma de paiement, NDLR) carte paneuropéenne, alors que les banques françaises y étaient prêtes. Wero conserve toutefois l’ambition de créer un grand scheme sur le virement instantané. Et de couvrir l’ensemble des paiements instantanés en Europe, ainsi que d’engager le fer contre la suprématie des schemes cartes internationaux en Europe. Enfin, il est ambitieux puisqu’il s’attaque aussi aux Big Techs, et notamment à Apple, et aux autres solutions Xpay.
Les promoteurs de Wero auront-ils les reins suffisamment solides pour s’attaquer aux grands réseaux cartes américains ?
Wero va immanquablement se heurter à trois murs. Le premier, c’est la puissance de feu des grands réseaux cartes américains (ICS, International Card Services, NDLR), au plan financier et technique, et leurs leviers qu’ils ont bâtis patiemment depuis 40 ans, et qu’il faut débusquer. Mais aussi à la puissance des autres Big Techs, qui ne veulent pas d’une solution européenne, car l’Europe doit rester un terrain de chasse et d’expansion.
Ensuite, Wero va se heurter aux ambitions des places locales européennes, qui vont vouloir défendre des solutions locales, sans voir qu’elles ouvrent ainsi la porte aux concurrents internationaux. C’est une fausse compétition entre schemes. Le vrai duel se joue entre banques et autres prestataires de services de paiement (PSP). Les schemes doivent être au service des PSP.
Enfin, Wero risque de se heurter à l’euro numérique, qui en est un doublon, issu des banques centrales. Pour autant, il faut soutenir le projet. Il doit servir de bulldozer pour ouvrir la route aux paiements européens et à la souveraineté européenne dans les paiements.
Quelle place devrait-on accorder à l’euro numérique ?
D’abord, rappelons que le projet d’euro numérique a muté. Il était à l’origine un projet défensif à l’encontre des projets de monnaie numérique d’acteurs privés, comme Facebook avec Diem (ex-Libra), et des stablecoins. Il est devenu un projet technique en soi, car la menace des stablecoins a fortement diminué, même si elle n’a pas disparu. Et là, son ambition a changé.
Son objectif n’est pas simplement de répondre à la baisse tendancielle de l’euro fiduciaire, mais bien de s’attaquer à de nouveaux domaines de paiement, comme le paiement à distance. C’est cela qui fait débat. Cela fait d’autant plus débat que l’euro numérique n’est pas une nécessité à court terme. Plusieurs places en débattent comme à New York ou à Londres, ou même y ont renoncé comme en Suisse.
L’euro numérique est-il une menace pour les banques ?
Le risque est double. Il peut détourner les investissements nécessaires pour le paiement numérique, la sécurité des paiements, la défragmentation et la souveraineté européenne, comme avec Wero, voire pour une carte européenne. Or, ils sont urgents et prioritaires. Il peut ensuite compromettre la filière crédit en siphonnant une partie des dépôts bancaires, même si la BCE fait tout pour l’éviter. C’est la crainte de nombreux États européens.
À vrai dire, ce projet d’euro numérique est incontournable à terme, mais il arrive au mauvais moment, et devrait être tout simplement décalé. D’autant qu’avec la réglementation sur le cours légal de l’euro et le règlement MiCA, la place de l’euro fiduciaire va être confortée. Les banques centrales devraient prioritairement centrer leurs efforts vers une monnaie cryptographique de gros, une sorte de token de gros de l’euro, qu’a testé d’ailleurs avec succès la Banque de France, et que teste la BCE.
Cartes bancaires va fêter ses 40 ans. Quels enseignements peut-on tirer de cette réussite industrielle pour l’avenir des paiements ?
Cartes bancaires est aujourd’hui le premier système domestique européen de paiement par carte, à la fois en face-à-face et à distance. Et la carte est toujours le moyen de paiement le plus innovant, le plus sécurisé, le moins cher et celui qui apporte le plus de services et de garanties aux utilisateurs, porteurs comme commerçants.
Sa réussite tient en plusieurs facteurs, comme une interbancarité solide et une universalité des paiements et retraits en France, une approche où l’objectif n’est pas la valorisation capitalistique comme avec les schemes cartes internationaux. Les enseignements à en tirer pour l’Europe des paiements sont donc nombreux : la nécessité de réunir les acteurs des services de paiement pour bâtir ensemble une solution qui convienne à tous. Et enfin, et surtout, remplacer la compétition entre schemes, pour laisser la place à la compétition entre acteurs du paiement, bancaires ou PSP non bancaires.
Comment sortir de la fragmentation du marché des paiements en Europe ?
Christian de Boissieu, vice-président du Cercle des Économistes, avait déjà écrit que « tout se passe comme si l’on ne tirait pas tout le parti du marché unique ». En 1993 déjà, un premier rapport sur les organisations interbancaires dans les paiements en Europe décrivait un patchwork de systèmes de paiement, avec des cultures de paiement et des systèmes domestiques très variés. Aujourd’hui, le marché n’a pas fonctionné, il n’y a eu aucune consolidation ni bancaire ni industrielle, les schemes internationaux sont dominants, et l’euro n’y a rien changé.
Pour le futur, l’euro numérique n’y changera rien non plus. Et ce n’est plus une question de cultures, mais de compétition entre systèmes domestiques. Cela est en train de changer. Il faut donc une volonté politique et réglementaire européenne pour imposer des infrastructures européennes et des engagements de chaque État européen pour contribuer à un marché unique des paiements en Europe, y compris par des consolidations industrielles et bancaires.
Le futur plan stratégique européen dans les paiements devrait servir à la fois à la définition d’une cible commune en Europe, et à la définition des contributions des États européens à un marché unique des paiements. Mais il faut également une volonté au niveau des acteurs du marché, une remise à plat des schemes européens de paiement pour rechercher les convergences et adopter les bests practices.
Cette volonté européenne existe-t-elle vraiment dans les paiements, comme ce fut le cas notamment dans l’aéronautique avec la création d’Airbus ?
La Commission européenne ne peut agir sans l’accord des États, et il y a en Europe, 29 États, dont 2, la France et l’Allemagne font plus de 40% des transactions de paiement, et 8 qui en font plus de 70%. Donc, il est très difficile de remettre en cause quelque chose qui est assimilé par chaque État européen comme élément de sa puissance régalienne.
Déjà, le débat sur le cours légal de l’euro, montre qu’il n’y a pas d’accord entre les pays européens, alors qu’on est 22 ans après la création de l’euro fiduciaire. Pour avancer, il faut une vraie volonté stratégique au niveau européen. La BCE et l’euro, même numérique, ne suffisent pas. Il faut une puissance des systèmes de paiement européens, qui passera nécessairement par une consolidation industrielle, et probablement bancaire. Et il faut surtout une volonté politique.
Eric Benhamou