Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Une dernière opportunité pour l’Europe des paiements, pour éviter le décrochage.

Revenir aux réalités. L’Europe comme la France sont à la croisée des chemins. Et dans le domaine des paiements, il faut utiliser les cinq prochaines années à sortir de l’ornière pour faire de l’Europe une grande zone économique et industrielle internationale dans les paiements. Quel est le constat ? Quelles sont les opportunités ? Quelles sont les perspectives pour les paiements en Europe ? Comment FRANCE PAYMENTS FORUM peut-il y contribuer ?

FPFHervé SITRUK, Président, FRANCE PAYMENTS FORUM

Après les élections européennes et françaises, après les Jeux Olympiques, après le feuilleton politique français de l’été, il faut revenir aux réalités, et elles sont dures. L’Europe comme la France sont à la croisée des chemins. Et dans le domaine des paiements, il faut utiliser les cinq prochaines années à sortir de l’ornière pour faire de l’Europe une grande zone économique et industrielle internationale dans les paiements.

Quel est le constat ? Quelles sont les opportunités ? Quelles sont les perspectives pour les paiements en Europe ? Comment FRANCE PAYMENTS FORUM peut-il y contribuer ?

D’abord, quel est le constat ?

En cette rentrée très particulière, la France peut paraitre schizophrène,  avec d’un côté une France des Jeux Olympiques qui ont permis de diffuser tout l’été à travers le monde une image belle et très positive de notre pays, dans l’écrin de Paris et des territoires, de sa capacité d’organisation et d’intégration, de son génie technologique, innovatif et culturel, de son engagement sportif de haut niveau, et de l’enthousiasme de ses supporters, mais  d’un autre côté, une France en proie à  un imbroglio politique, qui, on ne peut que l’espérer, touche à sa fin, une pause économique douloureuse notamment durant l’été qui a marqué de nombreuses entreprises et start-ups, notamment dans le numérique, et l’impressionnant fardeau de la dette (publique et  privée), sans parler des autres grands maux de notre société.

Le risque pour la France est un déclassement majeur au plan international, comme elle l’a notamment vécu en 1958, mais dont elle s’était alors sortie brillamment.

Ce constat de risque est partagé en France par Véronique TORNER, Présidente de l’association NUMEUM[1], qui a publié durant l’été un appel aux entreprises, notamment du Numérique, devant « un paysage politique qui reste incertain », à « ne pas céder à l’immobilisme. »[2]. Elle ajoute : « Les prochains mois seront cruciaux pour l’avenir du secteur tech en France. L’implication et la maturité des nouveaux interlocuteurs sur les sujets numériques seront déterminantes. Maintenons notre dynamisme et notre compétitivité, malgré les défis politiques. ».

Ce constat de risque est aussi partagé avec l’Europe, comme l’expliquent de nombreux rapports, dont celui de Mario DRAGHI, ancien Président de la BCE (et ancien président du Conseil italien), qui parle d’un « défi existentiel » et lance une alarme sur le risque de déclassement européen face à la Chine et aux États-Unis, notamment au plan technologique, et propose des mesures phares, avec  un important plan d’investissement de 800 milliards d’euros par an, une réduction de la bureaucratie et un assouplissement de la politique de concurrence…

L’Europe est tiraillée par sa fragmentation domestique et sa fragilité politique, elle est dominée par les Big Techs et les ICS, qui en ont fait leur territoire de chasse, et les États qui menacent sa souveraineté, et elle est incapable de s’unir, de dépasser sa fragmentation historique, et de soutenir sa jeune industrie Fintech… C’est une Europe à la fois soucieuse du futur, des défis écologique et numérique, et du maintien de la concurrence (peut-être trop), mais elle reste insuffisamment en soutien de ses acteurs, notamment des banques européennes et des très nombreuses entreprises industrielles et de services, et des Fintechs, qui, sur le terrain, disposent de l’expertise et offrent des produits et un service de qualité. En bref, l’Europe ne s’est pas encore donné les moyens de réduire les barrières économiques des frontières nationales, de faire valoir ses atouts au plan mondial et de faire surgir ses chevaliers blancs.

Le constat est cruel, alors même que la France a engagé depuis de nombreuses années une politique de soutien à l’innovation dans les entreprises et de révision en profondeur de ses arcanes règlementaires et sociales, et que l’Europe est à la pointe en de nombreux domaines, comme dans celui des paiements, et plus largement du numérique. Mais ceci avec seulement une poignée d’entreprises technologiques (4 sur 50 de classe mondiale, aucune ne dépassant 300 milliards d’euros de capitalisation selon Mario DRAGHI), avec un retard important de croissance économique, avec le poids de sa trop forte règlementation, comme dans le domaine des cryptoactifs, avec son absence de marché unique financier et bancaire et de consolidation industrielle, et avec une politique de concurrence inadaptée aux nouveaux enjeux économiques mondiaux.

Quelles opportunités ?

Regardons nos atouts et nos espoirs.

Nos atouts, ce sont notamment notre industrie française et européenne des services numériques et des paiements, même avec une réglementation à l’avant-garde du monde, notre industrie bancaire, ancrée dans les territoires, de multiples entreprises innovantes européennes, et enfin une monnaie, l’euro, qui reste un pilier de l’économie européenne.

Nos espoirs c’est l’Europe, qui ouvre un nouveau chapitre de son histoire, après les dernières élections européennes, dans un monde très incertain, voire menaçant, mais qui en fait un constat lucide, et qui peut prendre un nouveau virage majeur ; c’est malgré tout, un marché européen dynamique et porteur qui attire les grandes entreprises internationales et c’est la capacité de résilience des européens et des français, qui s’appuie sur une histoire parfois glorieuse, comme dans le cas des paiements en France. Les 50 ans de la carte à mémoire, les 40 ans du Groupement des Cartes bancaires en sont, cette année, de parfaits témoins.

Mais ne nous trompons pas.

C’est une étape cruciale et difficile, pour l’Europe comme pour la France, car les choix seront douloureux, et la période à venir sera soit celle de l’amorce du redressement, soit celle du déclassement, pour la France comme pour l’Europe.

Alors, quelles sont les perspectives pour les paiements européens, quel peut être leur avenir ?

L’Europe a fait beaucoup d’efforts pour disposer d’une règlementation innovante et positive, notamment dans les paiements. Mais, cette règlementation n’est pas suffisante pour dynamiser le marché, car les Etats européens restent attachés à la maîtrise de leurs systèmes de paiement domestiques. Après le passage à l’euro, la marche est haute : elle implique des investissements de long terme et aussi une perte de souveraineté locale, souvent perçue comme mesure de prudence face au futur de l’Union Européenne. Ajoutons-y le risque des oukases d’autres Etats superpuissants qui peuvent interdire aux acteurs internationaux ou régionaux d’intervenir ici ou là, au gré des enjeux politiques ou militaires. Il faut donc des garanties fortes permettant aux Etats européens d’avoir confiance dans l’avenir et dans l’intégration européenne. Et c’est à la Commission européenne, mais aussi aux Banques centrales que revient la responsabilité de garantir ce futur intégré européen. Mais, cela ne peut se faire au détriment de la dynamique de marché et des entreprises de paiement européennes bancaires et non bancaires. Et c’est cette symbiose qu’il faut mettre en place, avec les garanties financières nécessaires.

L’Europe intégrée des paiements a fait quelques pas importants ces dernières années, et la création d’EPI est le résultat d’un long mûrissement. Et c’est un grand espoir, à l’aube du déploiement de Wero. Même si d’autres initiatives européennes sont réticentes à rejoindre une démarche collective européenne. Là encore, il faut créer le climat de confiance. Et cela doit aussi être le cas pour la carte bancaire européenne : seule une démarche pas à pas pourra créer le déclic qui poussera à revoir le scénario du futur, comme la France l’a fait il y a 35 ans, avec l’opération dite d’ « Harmonisation des Organisations monétiques françaises », une remise à plat de ses règles et de ses mécanismes opérationnels, qui a construit le futur de l’interbancarité française[3].

La stratégie européenne dans les paiements

C’est donc à l’occasion de la révision du cadre stratégique européen, comme cela est déjà engagé en France, que ce travail collectif doit être entrepris.

Comme nous l’avons déjà écrit par ailleurs : (1) il faut une stratégie européenne stable, coordonnée, consensuelle, et partagée avec tous les acteurs de la chaîne des paiements, avec un cadre unique et commun à la Commission européenne, à la BCE, et aux divers Etats européens ; (2) Il faut une stratégie européenne active et transformatrice ; et (3) il faut une stratégie européenne cohérente en matière de moyens de paiement.

Quelles orientations proposer ?

  1. Une stratégie européenne stable, coordonnée, consensuelle et partagée

Le plan stratégique européen devrait être élaboré en concertation entre la Commission, la BCE et les communautés nationales, et s’accompagner de plans nationaux dans chacun des pays européens. On ne peut poursuivre en Europe sur un sujet aussi majeur que les paiements sans une stratégie d’ensemble, comme cela avait été fait lors du passage à l’euro. Cette stratégie doit être consensuelle avec tous les acteurs de la chaine des paiements.

Le plan européen doit s’accompagner de la définition d’une nouvelle gouvernance prenant en compte l’ensemble des acteurs de la chaîne, et non exclusivement les banques, voire les autres PSPs, mais aussi les acteurs tiers, comme les Big Techs ou les ICS, et les opérateurs de télécommunications

Les plans nationaux devraient comporter quatre parties, et pour la France :

  • Les contributions françaises aux orientations européennes doivent être communes à tous les acteurs des paiements, et c’est le rôle du CNMP d’y aboutir ; mais aussi la promotion en Europe des solutions françaises ou européennes, qui pourraient constituer des briques de systèmes communs européens ou des points de consolidation ou de regroupement avec d’autres solutions européennes existantes, pour constituer des infrastructures communes ;
  • L’application en France des règlements européens, ce qui est largement en cours, et la promotion en France des solutions européennes et des best practices européennes, ce qui reste à faire dans certains domaines ;
  • Les questions proprement domestiques comme en France sur le chèque ou sur les paiements des entreprises ou les populations désavantagées ;
  • Les questions internationales (non spécifiquement européennes) comme les paiements internationaux, la coordination sur les monnaies digitales, et la lutte contre les menaces internationales …
  1. Une stratégie européenne active et transformatrice

Cette politique commune doit concerner :

  • La souveraineté européenne
  • La défragmentation
  • La politique de concurrence
  • La lutte contre la fraude
  • L’innovation
  • La supervision des paiements en Europe
 

a) la souveraineté européenne

Comme déjà indiqué dans des éditoriaux précédents, la nouvelle donne internationale impose à la fois une autonomie stratégique industrielle européenne et une « ouverture » aux partenaires internationaux qui à la fois respecteraient les réglementations européennes et souhaiteraient contribuer activement à la transition numérique du marché européen.

Mais la taille atteinte par certaines Big Techs internationales devraient conduire soit à certains démantèlements, au moins pour l’Europe (pour éviter les situations quasi monopolistiques et les abus de position dominante), soit à privilégier certains acteurs européens dans des domaines stratégique clés comme les paiements. Or des exemples récents, comme dans le domaine militaire, montrent qu’en Europe, les États choisissent des stratégies autonomes et des fournisseurs non européens au détriment des acteurs européens pourtant compétitifs. Et les démantèlements d’acteurs quasi monopolistiques ne sont pas à l’ordre du jour, dans le cadre de la compétition interétatique internationale, comme avec les grands acteurs américains, chinois ou coréens, et demain indiens.

La souveraineté européenne impose donc une double démarche : (a) réglementaire pour fixer les limites à l’action des acteurs privés, y compris non européens, et (b) industrielle, à l’instar de celles pratiquées dans de grands pays (Chine, États-Unis, Inde,… ) ou dans d’autres secteurs (aéronautique ou militaire par exemple) pour constituer des solutions européennes à même de concurrencer  les acteurs internationaux. Autant le volet réglementaire dans les paiements est déjà bien engagé, notamment avec le dernier paquet réglementaire de juin 2023, autant cette stratégie industrielle tarde à être déclinée en Europe dans le domaine des paiements.

b) la défragmentation

Plus de 25 ans après le lancement de l’euro, et plus de 20 ans après le SEPA, il est temps de signifier aux États européens que des pratiques domestiques dominantes sont incompatibles avec un grand marché unifié et ne peuvent contribuer seules à la compétitivité européenne, et qu’il est temps de bannir les pratiques privilégiant les solutions nationales, sans motifs majeurs, bloquant la constitution d’acteurs trans européens, au profit in fine des acteurs non européens.

Cela passe par trois canaux :

  • La constitution d’infrastructures de paiement européennes complémentaires de celles qui existent déjà (comme l’ABE Clearing ou SWIFT), soit d’origine privée, soit, à défaut, par constat commun entre pouvoirs publics et acteurs du marché, par la BCE ou un acteur public européen nouveau à constituer
  • Une politique favorisant les initiatives pan européennes et les consolidations bancaires et industrielles en Europe, et la création d’une interbancarité européenne a même de prendre en charge les investissements nécessaires dans une logique de marché.
  • La création de forums pour conduire des débats pan européens sur les moyens de réduire la fragmentation et pour harmoniser les pratiques en Europe.

Sur ce dernier point, l’absence d’une véritable association européenne des paiements (à l’instar des associations américaines ou britanniques implantées en Europe) laisse la priorité aux acteurs internationaux en Europe. FRANCE PAYMENTS FORUM souhaite contribuer à la création d’une telle association européenne des paiements.

c) la politique de concurrence

Sur ce sujet beaucoup à déjà été dit et écrit : il faut substituer à une politique de concurrence surtout orientée contre les acteurs de marché européens et qui a de facto profité aux acteurs internationaux, une politique qui favoriserait les initiatives paneuropéennes et les consolidations bancaires et industrielles en Europe.

Ceci est notamment vrai en matière de politique des prix des services de paiement : autant les acteurs internationaux disposent de marges tarifaires considérables et non justifiées, autant les marges des acteurs européens sont très étroites, alors même que les investissements à engager sont considérables.

d) la lutte contre la fraude

Comme déjà indiqué lors du PAY TECH DAY, la réglementation européenne dans les paiements a permis de nombreux progrès en matière de lutte contre la fraude, notamment avec l’authentification forte. Ce sujet devra être prioritaire dans les années à venir, et passer par la création d’un équivalent européen de notre Observatoire de la Sécurité des paiements (OSMP).

e) l’innovation

La réglementation européenne a montré son efficacité pour caler les comportements des acteurs de marché, au point parfois de dissuader les initiatives ou les faire capoter comme dans le domaine des cryptopaiements avec le règlement MiCA.

Il faut une politique de l’innovation permettant de favoriser l’émergence de nouveaux acteurs qui bénéficieraient d’avantages, certes temporaires, mais indispensables les premières années, notamment des cadres de conformité allégés ou soutenus par les pouvoirs publics, et des financements que le marché européen frileux leur refuse.  Là aussi, un dialogue ouvert sur le marché, avec les acteurs concernés devrait permettre de faire apparaître les voies et moyens du développement de l’innovation en Europe, surtout dans le domaine des paiements qui constitue plus de 50% des créations de start-ups en Europe.

f) la surveillance et la supervision des paiements en Europe

Comme  indiqué plus haut, les paiements ne sont plus uniquement bancaires et de nombreuses tierces parties interviennent sur ce marché : des Big Techs et des opérateurs de télécommunications notamment, mais aussi des Fintechs, et ne peuvent relever exclusivement de la supervision des Autorités et de la surveillance  des banques centrales d’autant que ces dernières sont tentées d’accroître leur intervention comme acteur opérationnel des paiements de détail  en Europe, comme on le voit avec TIPS ou le projet d’euro numérique, en concurrence au moins indirecte avec les acteurs du marché.

La création d’une nouvelle Autorité de surveillance et de supervision des paiements, incluant les banques centrales, apparaît nécessaire. Sans retirer à ces dernières leurs prérogatives dans la surveillance des paiements ni à l’Autorité bancaire européenne (EBA) ses prérogatives en matière de règlementation du monde bancaire, il convient de compléter le dispositif pour inclure l’ensemble des acteurs non bancaires, ce qui exige un rôle complémentaire plus important des Autorités de régulation dans cette nouvelle gouvernance des paiements.

 

  1. Une stratégie européenne cohérente en matière de moyens de paiement

Il s’agit ici de proposer, sur quelques sujets clés, des stratégies et des plans d’action cohérents, voire une uniformisation des pratiques de paiement, et là, cela concerne les solutions fondées sur le paiement instantané, WERO, la carte mais aussi les cryptopaiements, un éventuel euro numérique, les monnaies numériques privées, et enfin la sécurité des paiements et l’identité numérique. Tous sujets sur lesquels FRANCE PAYMENTS FORUM a organisé de nombreuses tables rondes.

a) Pour le virement instantané, dont nous soutenons le déploiement, les dernières règlementations européennes ont fait l’objet d’une très large concertation et d’une bonne compréhension réciproque entre la Commission européenne et les acteurs du marché. Mais avec trois prudences :

  • Prudence en matière de sécurité et nous y reviendrons plus loin, car le virement instantané est un acte de paiement irrévocable et irréversible, qui exige donc un niveau élevé de sécurité ;
  • Prudence pour les entreprises : autant le virement instantané peut devenir le « new normal » pour les particuliers, autant il faut prendre en compte les contraintes des entreprises, notamment en termes de trésorerie et de gestion des opérations ;
  • Prudence par rapport aux autres instruments de paiement : il faut d’une part laisser au virement instantané de l’espace, c’est à dire éviter la concurrence directe d’instruments comme l’euro numérique, voire d’un projet carte européen à court terme, et d’autre part, laisser le moyen aux acteurs du marché d’amortir les investissements en termes de modèle économique : il faudra coller aux pratiques tarifaires internationales et ce ne sera pas nécessairement la gratuité. Il faut que, là encore, les acteurs européens ne soient pas défavorisés par rapport aux acteurs internationaux. Et il faut qu’une infrastructure européenne, assure la circulation sécurisée et la compensation à coûts très bas sur toute la zone SEPA. La multiplication d’acteurs coûte cher à l’économie européenne.

b) Pour Wero, dont le déploiement a débuté en Allemagne en juillet et va se poursuivre cet automne en France et en Europe, il faut mettre fin aux atermoiements et soutenir franchement la solution. Quant aux solutions alternatives européennes, comme celles des trois pays du Sud (Espagne, Portugal et Italie), soit elles pourront à brève échéance démontrer leur capacité de déploiement hors de leur pays d’origine, soit elles devront se rapprocher de Wero ou tout au moins rechercher les moyens d’une interopérabilité technique.

c) Pour l’euro numérique, qui s’imposera à moyen et long terme comme alternative aux espèces physiques, pour certaines transactions courantes et le off line, il faut « se hâter, mais lentement», d’abord pour bien clarifier les questions réglementaires et stratégiques, notamment les rôles respectifs des divers acteurs publics, mais aussi pour laisser au marché une dernière chance de disposer de solutions paneuropéennes, comme pour Wero et le virement européen. Il faut aussi commencer par l’euro numérique de gros, qui est une priorité, car d’une part répondant à un besoin avéré, et d’autre part étant consensuel avec les acteurs bancaires, et ne pas lâcher la proie pour l’ombre en abandonnant la logique des DLT et des blockchains.

d) Pour la carte bancaire, qui s’est déployée en France depuis près de 50 ans (la première carte bancaire française datant des années 1975) et qui fête donc cette année les 40 ans de la création du Groupement des Cartes Bancaires, on ne peut en faire abstraction en Europe, car on ne pourra en faire abstraction au plan mondial avant longtemps : il faut donc décider d’une stratégie.

Celle-ci passera par deux décisions clés : un rapprochement des pratiques en Europe et la Commission européenne peut y contribuer ; et l’abandon progressif des solutions domestiques pour laisser place à des solutions européennes : il faut privilégier les solutions d’origine européenne qui pourront se rapprocher d’autres et se déployer hors de leur marché d’origine.

Et comme déjà évoqué, une remise à plat des logiques domestiques peut être un moyen de dépasser les particularismes locaux.

e) Pour les cryptopaiements

Alors que les deux candidats majeurs à l’élection présidentielle américaine, Kamala Harris et Donald Trump, s’affrontent notamment  sur leur soutien aux cryptopaiements et aux « cryptomonnaies », notamment le Bitcoin,  et que  la Place de Londres garde l’ambition de devenir un hub mondial pour les cryptoactifs, au moment où de nombreux acteurs bancaires et non bancaires internationaux se tournent vers les cryptoactifs et la tokenisation des actifs ou des paiements, on ne peut que constater toujours une forte défiance européenne envers ces actifs et une certaine léthargie du marché européen des cryptopaiements, avec l’échec de nombreuses initiatives privées de fintechs, consécutifs à la promulgation de la règlementation européenne MiCA, et la poursuite active et un peu forcée par la BCE de son projet d’euro numérique, malgré les nombreuses réserves sur son opportunité à court terme.

La technologie des blockchains a apporté des réponses sérieuses aux questions de sécurité des transactions internationales, elle a fait de considérables progrès depuis 2008, date de la première émission du Bitcoin, elle a depuis mobilisé de nombreux acteurs au plan mondial, qui participent à la chaîne des traitements, et elle est arrivée à créer une forte « confiance » auprès d’ « early adopters » à travers le monde, au point d’apparaître pour certains (dont même une grande part de la jeunesse) comme la seule solution novatrice du futur. Elle a ouvert la voie à la tokenisation qui ouvre de nouvelles opportunités prometteuses pour la sécurité des transactions digitales.

Comme l’a déclaré Denis BEAU, Premier Sous-Gouverneur de la Banque de France, lors de la d’une conférence organisée le 26 août dernier par la Reserve Bank of India, « In the financial sector, the emergence of crypto-assets has paved the way for the tokenisation of finance. It allows the issuing, recording and exchange of financial assets in the form of digital tokens on DLT such as blockchain. Such tokenisation has the potential to drive deep changes in the way our financial system works. These potential changes present opportunities for market participants and the general public, as they could bring greater simplicity, transparency, effectiveness and speed while also lowering transaction costs of financial transactions[4].

Il faut donc que la règlementation européenne soit à la fois complétée, mais aussi ouvre réellement des perspectives pour atteindre ses objectifs initiaux de « soutenir l’innovation et une concurrence loyale, tout en garantissant un niveau élevé de protection des détenteurs de détail et l’intégrité des marchés de cryptoactifs ».

Ainsi, il faut que la tokenisation et les cryptopaiements devienne une priorité stratégique européenne pour la Commission européenne, pour la BCE, et pour les banques.

f) Pour la sécurité des paiements et l’identité numérique

Nous avons déjà évoqué ce sujet plus haut au plan institutionnel, mais, au plan opérationnel, il faut une stratégie européenne coordonnée, et c’est déjà engagé notamment avec la mise en œuvre de l’authentification forte, avec les travaux sur la DSP3 et la Verification of Payee. Mais il faut poursuivre par la définition d’une politique cohérente et pluriannuelle face aux menaces futures liées notamment à l’IA et aux ordinateurs quantiques.

Une autre question doit être abordée de front, et c’est celle de l’identité numérique imposée par le règlement eIDAS2, et ignoré par le projet de DSP3. Il faut en ce domaine à la fois (a) s’interroger sur une politique cohérente entre les diverses solutions mises en œuvre dans la lutte contre la fraude, et (b) préparer le futur, en l’adaptant aux contraintes spécifiques du monde des paiements, donc avec une identité numérique propre aux paiements comme l’ont déjà engagé certaines initiatives concernant les paiements internationaux. C’est une réflexion de moyen terme qu’il faut engager en ce domaine, pour ouvrir la voie, là où il est nécessaire d’aller jusqu’à une sécurisation renforcée via la signature électronique, qui est son complément naturel.

g) Pour l’Open banking

La DSP a ouvert la voie à l’Open banking pour offrir à certains l’opportunité de faire appel à des tiers pour initier des opérations de paiement pour leur compte ou pour une agrégation de comptes. Et pour développer la concurrence européenne dans les paiements. Cette pratique appliquée à l’origine de façon une peu « sauvage » est en train de s’organiser, mais si on veut la voir réussir, il faut lui donner un cadre stable, consensuel, et un modèle économique. Or ces sujets sont l’objet de fréquentes « batailles d’Hernani » dans les diverses instances et organisations européennes, comme à l’EPC, ce qui n’ouvre pas la voie à son développement.

Surtout que certains y voient un moyen d’étendre son rôle bien au-delà de la réglementation actuelle, en renversant le cadre fixé par la DSP notamment, et de vouloir en faire un canal complémentaire, voire principal, de vérification d’identité, voire un moyen pour une nouvelle forme d’authentification forte, qui pourrait remettre en cause le rôle fixé aux banques par la DSP.

Il faut donc avancer avec prudence sur ces sujets. Il n’y a pas de tabous, mais il y a des risques majeurs, et notamment celui de donner aux Big Techs internationales les voies d’accès et de maîtrise des systèmes de paiement européen, à la fois par la dérèglementation que cela induit, et par les investissements colossaux auxquels cela pourrait conduire. Donc, là encore, il faut agir avec prudence et consensus, du moins si on souhaite un développement de ces pratiques.

Conclusion

Pour conclure, à la veille de changements qui nous paraissent prioritaires, il faut revenir aux concepts qui ont fait leurs preuves, et notamment ceux de l’Interbancarité, qui ont montré que l’entente entre concurrents peut être positive dans l’intérêt des consommateurs et de chacune des parties. C’est là un enjeu majeur pour le futur de l’Europe des paiements. Il faut aussi que les acteurs des paiements embrassent les innovations et les fassent leurs, et cela est vrai pour les acteurs innovants comme les Fintechs le montrent souvent, pour les acteurs historiques comme les banques commerciales, mais aussi pour les banques centrales.

Et comme le disait le prince de Lampedusa dans son roman « le Guépard », « il faut que tout change pour que rien ne change » et notamment préserver la sécurité des paiements, la place de la monnaie centrale en Europe et hors d’Europe, l’intermédiation bancaire et l’innovation dans les paiements, et conserver ainsi et la confiance de la clientèle et la place de l’Europe dans les paiements internationaux.

FRANCE PAYMENTS FORUM prendra toute sa place dans cette démarche pour promouvoir d’ambitieux plans stratégiques français et européen, notamment dans le domaine du numérique et de la sécurité des paiements.

_________________________________________


[1] Syndicat et organisation professionnelle de l’écosystème numérique en France, dont FRANCE PAYMENTS FORUM est membre

[2] Cf. France’s government freeze raises big questions for tech | Sifted (interview de Véronique Torner, Présidente de Numeum) (8 juillet) et post sur LinkedIn

[3] Cf. Article sur ce sujet

[4] Cf. Global Conference on « Digital Public lnfrastructure (DPl) and Emerging Technologies », Reserve Bank of India, August 26, 2024 https://www.banque-france.fr/en/governors-interventions/emerging-technologies-financial-services-opportunities-and-challenges

Les dernières actualités

Les Grands Dossiers Européens

L’actualité de ces dernières semaines- a été principalement marquée par le démarrage de Wero en Belgique, la poursuite des travaux sur la Verification of Payee (VOP), deux appels à candidatures lancés par la BCE sur le volet « technique » de l’euro numérique, deux expérimentations sur l’euro numérique de gros réalisées avec la plateforme DLT de la Banque de France (DL3S) et l’appel lancé par le gouverneur de la Banque de France et la présidente de l’AMF à une supervision européenne des cryptos. Nicolas de Seze

Lire la suite

Actualité Institutionnelle

L’actualité institutionnelle de ces dernières semaines a été à nouveau très riche, à la fois en France, en Suède, au Royaume-Uni et, au plan thématique, sur la MNBC de détail et de gros, les paiements transfrontières et l’intelligence artificielle.

Lire la suite
Vous souhaitez aller plus loin ? Devenez membre, contactez-nous

Recevez notre dernière newsletter