Hervé SITRUK, Président, FRANCE PAYMENTS FORUM
L’année 2023 pourrait être une année charnière pour l’Europe des paiements. À la veille de grands débats démocratiques autour de l’Instant Payment, de la future DSP3, de l’euro numérique, et d’une éventuelle révision du nouveau règlement MiCA (MiCA2) souhaitée par la Présidente de la BCE, mais aussi au moment du “réarmement” européen face à l’emprise des GAFAs et des ICS en Europe, et également face aux subventions américaines et chinoises et notamment à certaines dispositions de « l’Inflation Reduction Act » (IRA) du gouvernement américain, certains n’hésitent pas à évoquer des remises en cause de quelques fondamentaux des paiements et de quelques enjeux clés… pour donner, selon leurs propos, une nouvelle dynamique à l’Europe des paiements.
« Faut-il que tout change pour que rien ne change »… comme l’écrivait le Comte de Lampedusa dans Le Guépard[1] ? Ou bien est-ce entrer dans un cycle de transformations radicales dont on ne maîtriserait pas à court terme tous les paramètres ? Ces choix devraient être mûrement réfléchis lors des débats qui auront lieu au printemps prochain au niveau européen… et qui doivent être engagés, dans tous les cas, avec prudence.
Cinq débats illustrent cette question :
- La nouvelle réglementation en cours d’élaboration sur l‘Instant Payment au plan européen, qui a pour but de favoriser le développement de ce nouvel instrument en lui donnant une place réglementaire dans le paysage des paiements en Europe, à côté de l’euro fiduciaire et demain de l’euro numérique, par opposition aux autres instruments, comme la carte ou le virement classique, voire le prélèvement, dont l’acceptation ne serait que d’ordre contractuel.
- L’émission d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) en Europe, l’euro numérique, demandée par les gouvernements européens au nom de la souveraineté monétaire, mais qui, selon certains scénarios, pourrait remettre en cause l’équilibre entre monnaie centrale et monnaies commerciales, et, également, l’équilibre entre le rôle des acteurs publics et celui des acteurs privés dans la sphère économique.
- L’ouverture de l’accès aux infrastructures fondamentales de compensation et de règlement des paiements aux « non-banques » (institutions de paiement et institutions de monnaie électronique essentiellement) présentée par ses promoteurs, plusieurs organisations professionnelles européennes[1], comme une nécessité pour créer des conditions de concurrence équitables mais aussi pour faire des paiements instantanés un véritable succès en Europe.
- L’utilisation des cryptoactifs dans les transactions de paiements, déjà régulée dans le projet MiCA, non encore formellement approuvé par le Parlement européen et dont certains préconisent déjà une révision (MiCA 2) qui pourrait aller jusqu’à les interdire, du fait des variations vertigineuses des cours et des faillites de quelques déjà grandes entreprises du secteur, laissant craindre une logique systémique.
- L’ouverture européenne aux acteurs internationaux, principalement américains, au nom de la solidarité occidentale, mais aussi pour donner à l’Europe les acteurs et les solutions dont elle ne disposerait pas ou même, comme le prétend un “influenceur” sur le net, pour “compenser le manque quasi total de technologie” en France et en Europe.
Certes, à l’heure de la numérisation des paiements, de nombreux changements sont possibles techniquement, mais ces changements peuvent indirectement conduire à remettre en cause le fonctionnement traditionnel des paiements scripturaux.
Ainsi, déjà, la dématérialisation des paiements avait conduit à un éclatement des transactions de paiement généralement unitaire en plusieurs flux ou opérations parallèles et convergents vers le dénouement du paiement :
(1) une purement électronique, c’est l’échange d’informations concernant l’ordre de paiement, entre l’émetteur et le destinataire, ou entre le payeur et le payé, via les institutions qui gèrent leurs comptes ;
(2) une seconde visant à réduire les risques à la fois par des mécanismes d’identification et d’authentification mais aussi par des mécanismes de consultation de soldes de comptes ou d’autorisation préalable des transactions : ce sont notamment les transactions d’autorisation ou d’authentification ;
(3) et la dernière, de règlement, c’est à dire de dénouement financier après calcul du solde entre diverses transactions de paiements faites au moyen de monnaies privées, par compensation, et règlement du solde entre acteurs disposant de monnaies privées au moyen de la monnaie centrale.
Certains ne retiennent que le flux (1) et en arrivent à oublier qu’il s’agit de transactions financières, qui nécessitent une gestion des risques et le dénouement financier de la transaction. Ce qui conduit à beaucoup de confusions…
Mais, avec l’électronisation des années 2000 et, depuis, avec le numérique, d’autres changements sont intervenus, certains au profit des consommateurs, d’autres mettant en cause la confidentialité de leurs données ou la sécurité de leurs transactions. Les pouvoirs publics européens et nationaux sont déjà intervenus pour réguler certains usages et en limiter les effets négatifs, toujours au nom de l’intérêt des consommateurs. Mais rien n’empêche cette créativité technologique de se développer. Et l’absence de réglementation internationale, l’existence de “paradis” réglementaires, voire fiscaux, et parfois l’oubli des fondamentaux du monde de la banque et de la finance, autorisent toutes formes de contournement. Et les États sont parfois tentés de capter ou d’accompagner ces initiatives au nom d’intérêts collectifs.
Cependant, quelques étapes clés de la construction des systèmes de paiement sont à rappeler :
– Avec l’abandon du troc, il y a quelques millénaires, la monnaie, généralement émise par un monarque, s’est imposée comme instrument principal de paiement des transactions commerciales ;
– Avec le développement du correspondent banking et du crédit bancaire, les États ont concédé à des acteurs réglementés et supervisés la création de monnaies commerciales en complément des monnaies étatiques et, pour utiliser ces monnaies, la possibilité de définir des instruments de paiement dont l’acceptation et l’usage étaient contractuels ;
– Avec le développement de ces monnaies, il est apparu nécessaire de créer, également sur base contractuelle, des mécanismes d’échange interbancaires, entre ces acteurs, des transactions réalisées dans ces monnaies privées et de règlement final en monnaie de banque centrale, mécanismes qui se sont sophistiqués et sont devenus des CSM (Clearing and Settlement Mechanisms). Certains de ces CSM sont réglementés vu leur importance systémique et il a fallu organiser il y a une trentaine d’années, l’autoprotection des systèmes de compensation. C’était l’un des objets du rapport Lamfalussy de 1990[2] et, plus récemment, des Principles for Financial Market Infrastructures de 2012[3] et leur déclinaison en Europe avec le règlement de la BCE sur les systèmes de paiement d’importance systémique[4]
– Avec le développement de la dématérialisation des instruments et des échanges et avec le développement de systèmes électroniques, on a vu se développer des monnaies nouvelles, dites électroniques, émises par des acteurs nouveaux, eux-mêmes règlementés. Et la Commission européenne avait indiqué au début des années 2000 que ces monnaies relevaient strictement des marchés et donc des acteurs privés, et que les banques centrales, notamment la BCE, ne devraient pas en émettre ;
– Avec la création de mécanismes de chaînes de blocs et l’utilisation systématique de la cryptographie pour sécuriser des transactions, certains acteurs se sont sentis libres de créer des “monnaies cryptées” opposées aux monnaies dites “fiat” (émises par les Etats et leurs banques centrales), et de les utiliser en dehors des mécanismes d’agrément et de supervision, obligeant les États et la Commission européenne à adapter leurs réglementations à ces nouveaux instruments pour mieux les contrôler, et c’est notamment l’objet du règlement MiCA ;
– Enfin, avec l’Open Banking, d’inspiration anglo-saxonne, la “déréglementation” a conduit à l’apparition de nouveaux acteurs qui ont accédé aux comptes bancaires, d’abord de façon non autorisée puis, en Europe, avec la DSP2, de façon réglementée.
À chacune des étapes résumées ci-dessus, les évolutions se sont faites au nom de l’intérêt général et de la défense des consommateurs. Désormais, deux autres objectifs clés se sont imposés au niveau des Etats et, en Europe, de la Commission européenne, conduisant à réexaminer certains des principes ci-dessus :
– d’abord le développement d’une industrie des paiements alternative et complémentaire à celle des banques, pour susciter une innovation dans les services mais aussi pour répondre à des pratiques bancaires jugées parfois anticoncurrentielles, notamment en termes de prix des services, ou insuffisamment innovantes. Et c’était l’esprit des directives européennes sur les services de paiements (DSP1 puis DSP2), qui ont ouvert la voie à de nouveaux acteurs du paiement et à l’open banking ;
– ensuite la défense de l’industrie bancaire et financière européenne contre les remises en cause venant d’acteurs privés comme ce fut le cas avec le projet Libra (rebaptisé Diem et finalement abandonné) ou venant d’autres Etats, au nom de la défense de la souveraineté européenne. Et c’est au nom de cette dernière que la Commission européenne a adopté en septembre 2020 une Stratégie des paiements de détail (RPS) et que les banques centrales (dont la BCE) pourraient être autorisées à émettre une monnaie numérique.
Ce mouvement s’est traduit par une intervention de plus en plus forte des pouvoirs publics dans des mécanismes privés et contractuels.
Et c’est au nom de cette ouverture du marché que diverses démarches sont désormais engagées visant à étendre la déréglementation et remettant en cause d’autres fondamentaux des paiements.
Les grandes questions sur le futur des systèmes de paiement :
Aujourd’hui les questions qui se posent sont donc les suivantes :
- Faut-il remettre en cause le statut bancaire qui seul permet de gérer des dépôts, et donc de créer des monnaies privées dites commerciales ?
- Faut-il remettre en cause la dualité entre monnaies privées et monnaies centrales… ?
- Faut-il remettre en cause le ‘“monopole” des acteurs privés réglementés et supervisés d’offrir des services de paiement, de gérer des clients et de les connaître ?
- Faut-il remettre en cause les règles contractuelles qui régissent les instruments et systèmes de paiement ?
- Faut-il remettre en cause le caractère privé de la plupart des CSM et la nécessité de couvrir leurs risques avec des fonds privés ?
- Faut-il remettre en cause la liberté de prix des services de paiements ?
Certes les déclarations des décideurs nationaux et européens en matière de systèmes de paiement mettent toujours en avant, et de façon sincère, l’intérêt public, la volonté de participer à l’innovation technologique et d’œuvrer en partenariat avec le secteur privé, notamment avec le secteur bancaire.
Ainsi, François Villeroy de Galhau a-t-il déclaré dernièrement au sujet du projet d’euro numérique « Je le dis aujourd’hui aux banques commerciales : n’ayez pas peur ! …. Nous, banques centrales, tenons à continuer de remplir avec succès notre rôle d’innovateur en partenariat avec le secteur privé, et non à œuvrer contre lui. »
Et Jon Cunliffe, sous-gouverneur de la banque d’Angleterre, déclarait récemment, au sujet du projet de digital pound, « We envisage the digital pound as a partnership with the private sector. »
Mais, aujourd’hui, les acteurs traditionnels des paiements, et au premier rang, les banques, ont le sentiment d’être mis en cause dans la gestion des systèmes de paiement. Déjà fortement bousculés par de nouveaux entrants, notamment par la volonté des grands acteurs technologiques internationaux d’entrer sur le marché des paiements, voire par les règlementations déjà adoptées, ils analysent avec un fort scepticisme, et parfois un rejet, les projets des acteurs publics européens. Et les questions ci-dessus sont celles qu’ils se posent aujourd’hui et que l’on retrouve régulièrement au détour de chaque innovation technologique ou règlementaire, notamment au vu des cinq démarches évoquées au début de cet article.
Les implications
Reprenons-les et montrons leurs implications :
- La nouvelle réglementation sur l‘Instant Payment
Cette réglementation créerait des instruments de paiement d’acceptation obligatoire de façon induite à l’acceptation en réception par les PSP, et d’autres d’acceptation contractuelle, et pourrait conduire à remettre en cause par la règlementation le level playing field entre les divers instruments de paiement commerciaux, la liberté de choix des acteurs économiques et la liberté de prix des services de paiement.
FRANCE PAYMENTS FORUM souhaite le succès de l’Instant Payment mais considère que son succès passe d’abord par l’ajout d’atouts à cet instrument de paiement, au-delà du seul délai de transfert du message qui en fait sa qualité première. Certes, il faut rechercher les moyens permettant de faire de l’Instant Payment le « new normal ». Mais, comme déjà évoqué par d’autres, notamment lors des Rencontres 2022 de FRANCE PAYMENTS FORUM, il manque notamment un marketing de l’Instant Payment, une réelle stratégie sécuritaire, et des services complémentaires, qui boosteraient son adoption. À notre avis, cette réglementation à elle seule ne garantira pas le succès de l’Instant Payment. Un document de position en cours d’élaboration précisera ces préconisations.
- L’émission d’une monnaie numérique de banque centrale en Europe, l’euro numérique
Les travaux des banques centrales étaient initialement centrés sur l’émission d’une MNBC pour contrer des initiatives de grandes Big Techs qui pourraient mettre en cause la souveraineté monétaire européenne, avec notamment la question de la dualité MNBC de gros et de détail, et de la distribution de la MNBC de détail par les banques.
Mais, d’après les diverses déclarations récentes[5] et travaux présentés, notamment dans le Groupe de travail du Comité National des Moyens de Paiement (CNMP) sur l’euro numérique, ceux-ci semblent évoluer vers (1) la définition d’un nouvel instrument de paiement, une sorte d’instant payment dédié ; (2) la création d’un wallet spécifique par la Banque Centrale Européenne, avec sa propre identité numérique ; (3) la création éventuelle d’une nouvelle entité chargée de numéroter et de suivre les 400 millions[6] de nouvelles “poches de liquidités“ ainsi créées; …(4) et vers des poches de montants limités mais rechargeables sans limite ni d’espace ni de temps… (5) poches qui seraient distribuées par tous les « supervised intermediaries »… et pas uniquement par les banques.
Une telle évolution remettrait notamment en cause le monopole bancaire de distribution de la monnaie centrale et de relation client, au profit de tous les « supervised intermediaries », mais pourrait aussi conduire à terme à déplacer la répartition des rôles entre les banques et la banque centrale, ce qui n’était pas l’objectif initial.
FRANCE PAYMENTS FORUM soutient depuis l’origine la création d’un euro numérique émis par la Banque Centrale Européenne, à défaut de monnaies numériques émises par des banques commerciales, pour de nombreuses raisons regroupées dans notre document de position sur le sujet publié l’an dernier[7].
Mais les évolutions évoquées ci-dessus génèrent souvent de fortes incompréhensions, et si ces évolutions venaient à être confirmées, cela pourrait remettre fondamentalement en cause l’intérêt de l’émission d’une monnaie numérique de banque centrale, et le soutien de nombreux acteurs de la chaîne des paiements.
De plus, ces orientations ne garantiraient absolument pas le succès du lancement de l’euro numérique, pouvant même conduire à casser la dynamique qui a prévalu au lancement des travaux ; et même plus, remettrait en cause une évolution majeure et indispensable des paiements européens. Avec un tel scénario, les débats au sein du Parlement européen risqueraient de devenir passionnés, retardant les décisions à prendre qui deviennent urgentes.
- L’ouverture aux « non-bank payment services providers » de l’accès aux infrastructures fondamentales de compensation et de règlement des paiements, notamment aux CSM
Cette demande remettrait en cause le caractère privé des CSM, mais surtout leur rôle de compensation entre des monnaies privées concurrentes, et la nécessité d’autoprotection par des fonds privés. La maîtrise de la gestion du flux[8] d’information sur l’ordre de paiement ne suffit pas au dénouement de la transaction de paiement, contrairement à ce que pourraient penser certains opérateurs techniques… ou établissements de paiement.
Cependant, dès lors que les pouvoirs publics ont autorisé de nouveaux acteurs à intervenir dans la chaîne des paiements, ces derniers doivent pouvoirs disposer des mêmes droits, et devoirs, que ceux des acteurs qui préexistaient. Et, de leur part, soulever ce point était prévisible … et aurait dû être anticipé. C’est certainement complexe, mais cette demande était inéluctable. Maintenant, il convient d’y répondre.
La Commissaire Mc Guinness a d’ailleurs déclaré dernièrement : « As banks and non-banks compete with each other in the provision of payment services, they should be subject to the same rules for the same activity: we need to address the current restrictions to the access to payment systems placed on non-banks, which distort the level-playing field. This is another area where we will work with the ECB.”[9]
Deux scénarios se présentent :
- Ces nouveaux acteurs, en tous cas ceux parmi eux qui le souhaiteraient et qui disposeraient des fonds nécessaires à la couverture des risques qu’ils engendrent par nature, devraient pouvoirs également créer des mécanismes d’échange leur permettant de contourner l’usage des CSM privés existants. À leur risques et périls. Il faudrait alors créer une supervision particulière… Cela exigerait aussi qu’ils soient autorisés à accéder à la monnaie centrale (le système TARGET) ce que la BCE semble refuser.
- L’autre solution serait qu’ils participent à des CSMs existants. Mais, cela suppose de régler deux questions complémentaires :
- D’abord obtenir l’accord des actionnaires de ces systèmes, qui restent des systèmes privés pour la plupart, ce qui semble problématique.
- Et qu’ils aient un statut, participants directs ou indirects, leur permettant de participer activement à ces systèmes, donc qu’ils puissent contribuer techniquement et financièrement à ces systèmes à l’égal des autres participants de même statut.
Et cette deuxième voie est particulièrement complexe.
Certes, certains Etats ont autorisé des acteurs non bancaires à accéder à des infrastructures publiques de compensation, et c’est aux seuls risques de ces Etats. Mais, exiger règlementairement l’accès aux CSM interbancaires existants, donc privés, pour des acteurs non bancaires, remettrait en cause les droits des actionnaires de ces CSM et la couverture des risques, ce qui semble fort problématique. Leur donner de surcroît le droit d’être participants directs reviendrait également à ce qu’ils soient autorisés à accéder à la monnaie centrale.
Et, il faudrait alors aussi les autoriser d’accéder, sur le même modèle, soit à Swift dans une logique de correspondent banking, soit de créer leur propre scheme d’échange avec dépôts préalable des fonds de garantie.
Mais, imposer aux CSM et systèmes d’échange privés d’ouvrir leur mécanisme de compensation, et d’accepter les risques engendrés par les nouveaux acteurs de paiement, conduirait à des remises en cause profonde des mécanismes actuels des systèmes de paiement. Et cela nécessitera de revoir la Directive sur les Finalités de Règlement[10] et de s’inscrire dans un cadre global.
- L’utilisation des cryptoactifs dans la sphère des paiements en contrepartie des monnaies centrales et commerciales
Le règlement MiCA a très clairement fixé les règles qui ont fait l’objet d’une longue concertation au niveau du Trilogue européen, et le résultat semble satisfaisant. Mais, revenir sur le sujet, pour renforcer les contraintes (MiCA2), semble excessif, et reviendrait à rejeter le principe de l’existence et du développement d’une industrie européenne des cryptopaiements : il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain…
Autant d’autres projets comme Diem devaient se soumettre à une réglementation, autant les acteurs qui respecteraient MiCA devraient être autorisées à développer leurs services.
FRANCE PAYMENTS FORUM a pris position pour le développement d’une industrie européenne des Cryptopaiements et souhaite qu’une aide soit apportée aux créateurs qui respecteraient cette réglementation, mais ne voit pas l’intérêt à ce jour d’alourdir les règles adoptées récemment via le règlement MiCA.
- L’ouverture du marché européen à des acteurs internationaux ne doit pas remettre en cause la souveraineté monétaire et économique européenne
Certes, l’ouverture aux acteurs internationaux, principalement américains, doit être réexaminée au nom de la nouvelle solidarité occidentale, mais en exigeant en contrepartie, de la part de ces acteurs, un engagement européen fort, et le respect de la souveraineté européenne. Notons, qu’en même temps, l’Europe doit réaffirmer sa compétitivité et la défense de son marché intérieur, notamment face à « l’Inflation Reduction Act » du gouvernement américain… Elle doit favoriser les consolidations industrielles et bancaires, et le développement de champions européens, et de licornes européennes.
FRANCE PAYMENTS FORUM a toujours souligné les limites de la politique de concurrence européenne face aux appétits américains et chinois, et a toujours soutenu l’industrie européenne des paiements et le développement de champions bancaires et industriels, et licornes européennes, dans les paiements.
Et lors du PAY TECH DAY du 16 février prochain[11], FRANCE PAYMENTS FORUM démontrera, avec la participation de nombreux experts et industriels français et européens, que l’Europe dispose des compétences technologiques nécessaires dans la compétition internationale, à défaut des champions nécessaires.
Les grands choix
Nous sommes donc à un moment clé de l’évolution des systèmes de paiement européens, et beaucoup de questions, souvent légitimes, se posent pour définir le futur des systèmes de paiement européens.
Et l’année 2023 offre plusieurs opportunités pour aborder ces questions :
- D’abord, le projet de révision de la Directive sur les Services de paiement
- La révision de règlement eIDAS sur l’identité numérique[12],dénommé eIDAS2
- Et le règlement (ou la modification des traités) pour autoriser la banque Centrale Européenne à créer une monnaie numérique.
Reprenons-les ci-après :
- La révision de la Directive sur les Services de Paiement[13]
La Directive sur les Services de Paiement doit être l’occasion d’un réexamen en profondeur, même si, comme l’ont écrit de nombreux contributeurs « the overall PSD2 framework remains “fit for purpose” and ”future proof” ». Elle devrait donc avoir pour objectif de :
- Gommer les imperfections de la précédente, notamment en approfondissant certains sujets, au vu de l’expérience, comme sur l’authentification forte et sur l’open banking dans les paiements,
- Prendre en compte la Stratégie des paiements de détail adoptée en septembre 2020 et les évolutions survenues dans les paiements durant ces cinq dernières années, aux plans stratégiques, technologiques, marketing,… et notamment la poursuite de la croissance de la carte bancaire, l’accélération du déploiement du paiement instantané (’IP) et les réflexions sur le lancement de l’euro numérique, mais aussi tous les textes juridiques adjacents sur le paquet numérique ou sur la confidentialité des données,
- Parfaire le marché unique des paiements, le SEPA.
La Commissaire Mc Guinness avait déclaré « Our first objective is a broad and diverse range of payment solutions”[14]. Cette révision doit être l’occasion de définir un cadre règlementaire commun et neutre à tous les instruments de paiement, y compris avec l’euro numérique. Et de réaffirmer les objectifs de souveraineté européenne dans les paiements.
Il doit être l’occasion, comme l’a suggéré l’EBA, de regrouper cette directive et celle sur la monnaie électronique, et de définir un statut unifié pour tous les opérateurs de paiement, bancaires et non bancaires, comme le souhaitait également Mme Mc Guinness.
- Le nouveau règlement eIDAS2
Le nouveau règlement eIDAS2 sur l’identité numérique, de son côté, soulève une question qui concerne le monde bancaire mais aussi l’euro numérique. Comme on le sait, les banques ont souhaité être exemptée de ce règlement, et la BCE envisagerait une identité monétaire numérique propre pour l’euro numérique. Il y a donc deux scénarios :
- Soit on en reste à un identifiant universel pour tous, mais alors y compris pour les paiements et l’euro numérique,
- Soit on admet qu’il puisse y avoir des identifiants numériques différents pour les applications de paiement et la monnaie numérique.
Mais, dans le second cas, il faut prévoir une articulation entre ces identifiants et l’eIDAS, et surtout exiger la création d’un identifiant numérique européen pour les paiements, une sorte de European Payment Identity.
Ce serait ainsi, l’occasion pour tous les acteurs du paiement de disposer d’un identifiant numérique commun, ce qui serait très bénéfique à l’intégration européenne dans le SEPA.
FRANCE PAYMENTS FORUM va organiser le mois prochain une Rencontre digitale sur ce sujet, en vue de l’élaboration d’un document de position commun.
- Le futur règlement sur l’euro numérique
Enfin, le futur règlement européen sur l’euro numérique soulève beaucoup de questions de trois ordres :
- D’abord, aujourd’hui, il n’y a pas de cadre général règlementaire, mais aussi technique et fonctionnel, pour cette nouvelle monnaie. Les travaux ont été directement dans des directions très techniques, sans préciser les grands principes de cette monnaie. On ne sait toujours pas s’il y aura aussi une monnaie pour les transactions de gros, comme il devrait y en avoir une pour les opérations de détail. Ni sur quelle technologie elle compte s’appuyer. Et sur ce dernier point, il se dit ou s’écrit beaucoup de choses assez inexactes… Et les précisions données à ce sujet sont de nature à effrayer de nombreux experts, comme indiqué au début de cet article. Avant de plonger dans des sujets très techniques, cette définition des règles et des grands principes devrait être menée au niveau des législateurs européens, qui sont à l’origine de cette demande.
- Il n’y a non plus aucun scénario d’introduction de cette nouvelle monnaie, pour en garantir le succès, et il est clair pour beaucoup d’experts, et y compris certaines banques centrales en Europe, qu’il faut commencer par l’émission d’une monnaie de gros. Tous les grands projets internationaux actuels, comme le projet de Digital Pound, comme celui de Digital Rupee, incluent une composante sur les gros montants.
- Enfin, il n’y a pas réellement de débat démocratique, en tous cas à ce stade, sur cette future monnaie. Mme Mc Guinness avait pourtant déclaré « We also believe that adigital euro may present an unprecedented opportunity to pursue the objectives I mentioned before: fostering new payment solutions for consumers and businesses, open strategic autonomy, and strengthening the international role of the euro. A digital euro should stimulate innovation, create new business models and support public policy.” Et d’ajouter “We need to work with the Member States, the Parliament and the ECB to ensure that the opportunities of the digital euro can be fully realized while managing the risks it may present», faisant allusion, pour les risques, aux travaux de la BCE .
- De son côté, Fabio Panetta a bien déclaré lors de son audition devant le Parlement européen : « We have frequent interactions with consumers »… idem pour les experts technique, notamment dans le cadre du CNMP, ou pour le marché via le « Market Advisory Group »… mais cela ne suffit pas au débat démocratique. Et quand les Parlementaires européens, inquiets, lui demandent quel serait leur rôle, il répond « A lot remains for legislators. For example: extraterritoriality… the privacy regime (the most important question that people ask is “who would have access to my data ?” Ou bien “the regime for legal tender or the mandatory distribution”. Mais rien sur les principes, le scénario, la solution, et rien sur le rôle des divers acteurs et l’impact sur l’architecture générale des systèmes de paiement à moyen ou long terme. Et rien sur les moyens d’atteindre les objectifs que rappelait Mme Mc Guinness.
Conclusion
Ainsi, l’année 2023 devrait être riche en débats sur les enjeux essentiels des paiements et de l’architecture future des systèmes de paiement européen, leur compétitivité et leur efficacité. Les pouvoirs publics européens peuvent décider à cette occasion de remettre en cause certains principes jugés fondamentaux de fonctionnement des instruments et systèmes de paiement préexistants, pour répondre à divers enjeux d’ordre stratégiques, mais également de défense des consommateurs ou des mécanismes de concurrence. Mais, sans étude d’impact préalable à moyen et long terme, ils prendraient le risque de se comporter en « apprentis sorcier ». Une réflexion majeure doit être envisagée pour inscrire ces évolutions dans un cadre stratégique de moyen voire long terme unifiant les acteurs, les marchés, les règlementations et les classes de solutions. FRANCE PAYMENTS FORUM contribuera activement à ces débats par ses rencontres et ses documents de position. Et déjà avec son PAY TECH DAY du 16 février prochain.
[1] En italien, “Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi« .
[1] Cf. Joint industry letter on amending the Settlement Finality Directive alongside the implementation of the SCT Inst legislation– request to the Commission to create a true level playing field for all actors in the field of payments, signée par 9 associations européennes du secteur des paiement (EDFA, EDPIA, EFA, EPIF, EMA, ETPPA, Open Finance, Pay Belgium, Smart Fintech Network) https://www.edpia.eu/wp-content/uploads/2023/02/Joint-letter-requesting-access-to-infrastructure-1-Feb-23.pdf
[2] 5 – Report of the Committee on Interbank Netting Schemes of the central banks of the Group of Ten countries (Lamfalussy Report) – November 1990 (bis.org)
[3] Principles for Financial Market Infrastructures (bis.org)
[4] RÈGLEMENT (UE) No 795/2014 DE LA BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE – du 3 juillet 2014 – concernant les exigences de surveillance applicables aux systèmes de paiement d’importance systémique – (BCE/2014/28) (europa.eu). (NB : ce règlement a fait l’objet de deux révisions, en 2017 puis en 2021)
[5] Cf. Audition de Fabio Panetta (BCE) devant la Commission économique et Financière du Parlement européen le 23 janvier 2023
[6] Chiffre avancé par Fabio Panetta lors de son audition au Parlement européen
[7] Cf. L’opportunité et les enjeux d’une monnaie numérique pour l’Europe des Paiements – FRANCE PAYMENTS FORUM
[8] Cf. infra
[9] Cf. Keynote speech by Commissioner McGuinness at ECB high-level event, « A new horizon for pan-European payments and digital euro » | European Commission (europa.eu)
[10] Settlement Finality Directive (SFD)
[11] L’accès à l’exposition et aux key notes du premier PAY TECH DAY est libre sous réserve d’un enregistrement préalable…
[12] Règlement « eIDAS » n°910/2014 du 23 juillet 2014
[13] Cf. Article publié dans la Revue banque N°RB875-876 de Janvier 2023 « Révision de la DSP : impulser un saut qualitatif »
[14] Cf. Keynote de McGuinness